Les enjeux des élections européennes: la politique agricole de plus en plus débattue
La défense des agriculteurs et le verdissement de l’agriculture sont-ils compatibles? La réponse dépend aussi et surtout de la surchage administrative et du libre-échange effréné.
On oppose souvent les agriculteurs et les défenseurs du Green Deal, le chantier majeur engagé par la Commission européenne lors de la législature finissante. Mais les revendications des exploitants agricoles, exprimées avec une vigueur certaine au début de l’année, dépassent largement le cadre de cet ensemble de législations. Revue des enjeux de cette politique, dans le cadre des élections du 9 juin, avec Amandine Crespy, professeure en science politique à l’ULB et chercheuse à l’Institut d’études européennes.
La Politique agricole commune, la PAC, est une des politiques mises en place dès la création de la Communauté économique européenne. Elle est aujourd’hui le principal poste de dépenses de l’UE. Est-ce encore justifié?
La PAC représente 31% du budget européen. Cette dépense est justifiée si l’on considère toujours que produire des biens alimentaires et agricoles en Europe est une priorité. C’est le prix à payer puisque pour une série de raisons – les coûts de la main-d’œuvre, de l’énergie, des intrants ainsi que les réglementations sociales et environnementales –, les agriculteurs européens sont très peu compétitifs par rapport à leurs homologues d’autres régions du monde. Par conséquent, si l’on veut continuer de promouvoir une production européenne, il faut assurer le coût d’un certain protectionnisme, à savoir soutenir le niveau des revenus des agriculteurs, les aider à respecter un certain nombre de réglementations, etc. Depuis la fin des années 1980, la Politique agricole commune a connu une libéralisation assez importante. En raison de la libéralisation développée par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et à travers d’autres accords de libre-échange, on a baissé les taxes et les droits de douane sur les importations. Dans le même temps, on a maintenu une PAC politique coûteuse et relativement protectrice. Malgré cela, on assiste à une diminution rapide du nombre d’exploitations et, pour le dire de manière un peu brutale, à une mort à petit feu, ou à grand feu, de l’agriculture européenne. Ne serait-ce qu’en Belgique, ce sont des centaines d’exploitations qui disparaissent chaque année. Et le renouvellement des générations est difficile partout en Europe.
N’est-il pas paradoxal d’avoir payé le prix de cette autonomie alimentaire alors que cela n’a pas permis de sauver l’agriculture européenne?
Peut-être ne l’a-t-on pas aidée de la bonne manière. C’est aussi le prix de la politique commerciale de l’Union européenne, de la mondialisation des échanges, d’accords commerciaux qui permettent d’importer beaucoup de produits, comme la viande bovine d’Amérique latine.
Cette libéralisation est-elle compatible avec le développement de politiques agricoles respectueuses de l’environnement?
Elle est compatible à partir du moment où on met en place les conditions d’une concurrence loyale, ce que les économistes appellent, en anglais, un level playing field, le fait que tout le monde joue selon les mêmes règles. Ce fut un des principaux griefs du récent mouvement de protestation des agriculteurs: cette dissonance entre, d’une part, les ambitions de la PAC et, d’autre part, la politique commerciale européenne et l’autorisation donnée à des denrées d’entrer à moindre coût dans l’UE alors qu’on sait pertinemment qu’elles ne sont pas produites dans les conditions sociales et environnementales qu’elle prêche par ailleurs. Il existe une incohérence certaine entre ces deux politiques. Or, elles sont très anciennes au sein de l’Union européenne et, avant elle, de la Communauté économique européenne; l’Union a des compétences très grandes dans ces politiques. Les questionner constitue une remise en cause très importante du logiciel européen.
L’Europe ne serait-elle pas assez protectrice par rapport aux importations qu’elle tolère?
L’Europe n’est pas assez protectrice de ses propres agriculteurs si elle entend promouvoir un modèle agricole respectueux d’une rémunération décente et de normes sociales et environnementales. Il y a une vraie tension entre l’ambition verte de l’UE et le logiciel néolibéral qui considère souvent les règles comme des entraves au libre commerce. Or, cette idée est à l’origine même de l’intégration européenne puisque l’objectif du marché unique était de faire du commerce au-delà des frontières avec un minimum de réglementations. Le nouvel impératif écologique, qui ne peut pas ne pas passer par l’agriculture, entre en contradiction avec le logiciel libre-échangiste, beaucoup plus ancien, de l’Union.
Avec le Green deal, est-on allé trop vite et trop loin par rapport aux agriculteurs?
Le verdissement de la PAC n’est pas né avec le Green Deal, il est bien antérieur. Il a commencé de manière très embryonnaire à la fin des années 1990 et s’est élargi de manière extrêmement graduelle. A chaque fois que l’on renégocie le budget pluriannuel de l’Union européenne, à savoir tous les sept ans, l’enveloppe destinée à la PAC est remise en question et cela s’accompagne d’une réforme. Le verdissement de la Politique agricole commune s’est accéléré dans les années 2000. Mais en réalité, il reste très limité. La proportion du budget destinée au paiement direct des agriculteurs, à savoir le soutien aux revenus ou subsides à la production, est nettement supérieur à celle dédiée au programme de développement durable et au verdissement. En réalité, donc, le verdissement de la PAC n’est pas directement lié au Green Deal, ce qui à mon sens, est un problème pour le Pacte vert, et il est assez limité. Troisième point, dans le cadre de la PAC et d’autres politiques, une série de réglementations de plus en plus importantes s’imposent effectivement aux agriculteurs. Ils critiquent cette surcharge réglementaire et, parfois, l’incohérence entre réglementations régionales, nationales et européennes. Il faut donc nuancer l’idée que la colère des agriculteurs vise principalement le Green Deal en tant que tel.
N’y a-t-il pas aussi des perceptions différentes parmi les agriculteurs selon le type d’exploitation?
Les agriculteurs ne sont pas une catégorie professionnelle homogène. De toute évidence, les gros exploitants industriels, les représentants de l’agrobusiness, profitent beaucoup de la PAC et sont très critiques à l’égard du Pacte vert. D’autres exploitants, qui n’ont pas les moyens suffisants et n’exportent pas à l’étranger, en bénéficient beaucoup moins sur le plan financier, tout en en supportant les contraintes bureaucratiques. Ceux qui essaient de se convertir à l’agroécologie disent régulièrement qu’ils ne se sentent pas suffisamment soutenus. Certains représentants des agriculteurs affirment aussi qu’ils sont les premières victimes des pollutions, de l’utilisation des pesticides, de la dégradation des sols, de la diminution des rendements, des effets de ce modèle industriel de l’agriculture. Il y a donc une remise en cause, mais elle concerne aussi le mauvais traitement de la thématique agricole au sein du Green Deal qui a été pensé d’abord pour l’industrie et sa décarbonation. Le problème est justement que la PAC, parce qu’elle est une politique très ancienne, est sur ses propres rails et qu’elle n’a pas été traitée, parce que c’était un trop gros dossier, en même temps et en cohérence avec le Green Deal. C’est ici que la bât blesse aujourd’hui.
Y a-t-il une convergence d’intérêts entre certaines fédérations d’agriculteurs et des partis de droite et d’extrême droite pour saper l’élan du Green Deal?
C’est clair qu’il y a une récupération politique de la contestation paysanne. Depuis ses débuts, le Pacte vert européen a ses ennemis. Il résultait déjà d’un gros compromis forgé au centre. Et l’occasion créée par les manifestations des agriculteurs était trop belle pour les partis très conservateurs, très à droite et très hostiles au Pacte vert, de récupérer ces mouvements et d’en faire finalement les symboles d’une opposition populaire au verdissement de l’économie de manière plus large. Y a-t-il une convergence objective d’intérêts? On sait en tout cas que certains partis conservateurs ou d’extrême droite font de bons scores parmi les agriculteurs. Cela se vérifie dans un certain nombre de pays européens. Il y a là un terreau fertile, un vivier électoral à exploiter. Ces partis ne se privent pas de le faire. Dans cette perspective, l’Union européenne, la Commission, les «technocrates de Bruxelles» sont des épouvantails tout trouvés pour les agriculteurs. Mais il faut reconnaître qu’il existe aussi des soucis dans la réponse formulée par l’Union européenne. Il y a eu beaucoup de critiques sur la question de la politique commerciale européenne mais aucune réponse sur ce sujet, que ce soit de la part des dirigeants nationaux ou de l’Union européenne. En réalité, il n’y a aucune volonté de remettre cette politique-là en question. En revanche, le bouc émissaire était facilement trouvé: le Green Deal.
«Il y a eu beaucoup de critiques sur la politique commerciale mais aucune réponse de l’Union européenne sur ce sujet.»
Plus de justice ou moins de règles: les partis belges divergent sur les priorités
Quelle est la position des partis belges francophones sur la question agricole? Voici leur réponse à la question: «Comment voudriez-vous voir évoluer la Politique agricole commune lors de la prochaine législature?»
Toutes les formations veulent réformer la PAC mais se divisent sur les stratégies nouvelles dont il faudrait la doter. Un point fait cependant quasi consensus: une vigilance accrue envers les accords commerciaux avec d’autres marchés du monde. Le PTB, radical, s’oppose aux traités de libre-échange avec le Mercosur (Amérique latine), l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Le PS veut passer du «libre-échange au juste-échange». «Les agriculteurs méritent d’être protégés des importations à bas prix, y compris au sein même du marché européen», souligne Ecolo. DéFI «veut assurer une vigilance permanente sur les négociations des accords de commerce et d’investissements». Les Engagés, enfin, mettent en avant l’imposition de «clauses miroirs», qui aligneraient les conditions de production de biens importés sur celles requises dans l’Union européenne, pour tout accord de libre-échange. Seul le MR se montre discret sur cette remise en cause des accords commerciaux potentiellement défavorables aux agriculteurs européens. Pour lui, il est possible d’éviter une concurrence déloyale «sans pour autant tomber dans un modèle protectionniste».
Une convergence idéologiquement de gauche réunit le PS, Ecolo, le PTB et Les Engagés pour prôner une politique de rééquilibrage en faveur des petits et moyens exploitants agricoles en regard d’une Politique agricole commune européenne qui aurait favorisé depuis des décennies les tenants de l’agrobusiness. Le PS, le PTB et Les Engagés sont favorables, selon la formule de ces derniers, à «un glissement des aides à l’hectare vers des aides à l’unité de travail». Les écologistes estiment que «les aides de la PAC doivent être rédirigées vers les moyennes et petites exploitations»; le PTB, qu’«une aide minimale doit être garantie aux petites exploitations».
Leitmotiv du MR pour sa politique agricole, lutter contre «la superposition de réglementations et de contraintes pour les agriculteurs» et prévenir «une accumulation des conséquences négatives d’autres législations sur le monde agricole». Les libéraux rappellent en passant que le PS, Ecolo et le PTB n’ont pas, contrairement à eux, soutenu la simplification des règles de la PAC approuvée par le Parlement européen en avril. DéFI insiste aussi sur la nécessité de «réduire la charge administrative imposée aux agriculteurs» et juge que «notre modèle agricole ne peut être victime d’une écologie dogmatique». Un message envoyé aux écologistes alors que Saskia Bricmont, la tête de liste aux européennes, est convaincue que la PAC «doit être réformée pour la rendre plus verte sur l’ensemble du territoire européen».
Enfin, Les Engagés défendent des mesures pour favoriser le renouvellement, menacé, des générations d’agriculteurs, notamment par la facilitation de l’accès aux terres agricoles ou l’interdiction de leur rachat par des grands groupes de distribution.
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