Les enjeux des élections européennes: faut-il approfondir ou tempérer le Pacte vert?
Fleuron de la Commission européenne sortante, le Green Deal a été mis à mal par la contestation du monde agricole. Une équation délicate entre ambition environnementale et équité sociale.
Présenté en décembre 2019, le Green Deal est apparu comme la grande œuvre de la Commission européenne dirigée par Ursula von der Leyen. Mais, après la contestation virulente des agriculteurs dans plusieurs pays d’Europe en février et en mars derniers, certains de ses aspects ont été remis en question. Au point d’en limiter dangereusement les effets? Professeur ordinaire à l’UCLouvain Saint-Louis, Nicolas de Sadeleer a publié une étude sur le bilan du Pacte vert européen (1). Il analyse ses vertus et ses failles.
En quoi le Pacte vert européen a-t-il innové dans le domaine des politiques publiques?
La politique environnementale européenne a vu le jour avec une déclaration des chefs d’Etat et de gouvernement en 1973 et a gagné ses lettres de noblesse avec l’Acte unique européen en 1987. Mais elle est toujours restée une politique fortement sectorialisée. C’est notamment pour cette raison qu’elle n’est pas parvenue à produire les effets escomptés. La réforme du Green Deal de fin 2019 a constitué un changement de paradigme dans la mesure où une palette de secteurs socioéconomiques se trouvent désormais soumis à des contraintes considérables en rapport avec la transition énergétique et écologique. On est donc passé d’une approche sectorielle à une approche transversale couvrant les transports, les bâtiments, les produits, la finance, l’agriculture, la foresterie… C’est sans aucun doute le changement de paradigme le plus important dans l’histoire des politiques européennes. L’ambition du Pacte vert ne concerne pas seulement les objectifs, assez spectaculaires, à atteindre en matière de décarbonation. Elle s’inscrit aussi dans sa dimension transversale qui épargne peu de politiques européennes.
Quel est le principal acquis du Pacte vert à ce stade?
Le plus symbolique est indéniablement le règlement 2021/1119 qui fixe l’objectif de neutralité climatique pour 2050. Cette législation est inédite et extrêmement ambitieuse puisqu’elle induit une décarbonation quasi complète de l’économie européenne, un abandon des énergies fossiles, dans des délais très rapprochés, avec des dates butoirs fixées à 2030, 2040 et 2050. Ce règlement apparaît comme une «législation chapiteau» qui entraîne dans son sillage une série de réglementations plus techniques concernant les transports, l’industrie, les moyens de production de l’électricité, l’isolation des bâtiments… Ces dernières doivent permettre à l’UE de concrétiser ses objectifs climatiques. Il s’agit sans doute d’une des réglementations les plus inédites dans l’histoire de l’Union européenne, qui la place à l’avant-plan à l’échelon mondial. Aucune autre organisation interétatique ne s’est d’ailleurs engagée à aller aussi loin. La loi climat peut donc avoir un effet d’entraînement global sur le mode «si l’UE a franchi le pas, pourquoi ne le ferions-nous pas ?». C’est un pari qui mérite d’être relevé.
«Avec le Green Deal, on est passé d’une approche sectorielle à une approche transversale.»
Vous écrivez que la politique de l’énergie de l’Union est devenue plus européenne et plus durable. Cette évolution a-t-elle été favorisée par le choc de la guerre en Ukraine?
Oui, c’est comme si la Commission von der Leyen avait anticipé une succession d’événements internationaux tragiques qui sont révélateurs de la vulnérabilité de l’Europe. L’invasion inattendue de l’Ukraine par la Russie a entraîné une limitation conséquente de l’importation d’hydrocarbures russes, dont les Européens étaient devenus trop dépendants. Cette évolution géopolitique n’a fait que confirmer la pertinence d’une transition énergétique rapide, majeure et ambitieuse.
Quels sont les principaux regrets que l’on peut avoir envers le Pacte vert européen? La colère du monde agricole et la réponse qui lui a été donnée l’ont-elles infléchi de façon substantielle?
Les ambitions élevées du Green Deal et la rapidité des changements qu’il requiert obligent une série de secteurs économiques à s’adapter. Les ardeurs environnementales et climatiques de la politique agricole commune, un règlement de 2021 entré en vigueur le 1er janvier 2023, avaient déjà été largement atténuées par les plans nationaux plutôt timorés en matière de protection environnementale. Le problème fondamental de ce secteur réside dans une concurrence mondiale débridée, le surendettement des agriculteurs, leur vieillissement, la pénibilité au travail… A cette aune, l’impression prévaut que le Pacte vert fait office de «bouc émissaire». De facto, de nombreux fermiers sont favorables aux régimes d’écoconditionnalité dans la mesure où ils reçoivent des soutiens financiers plus conséquents. Mais la Commission européenne a été de concessions en démissions en se joignant au cahier de revendications des fédérations agricoles les plus véhémentes.
Est-ce un coup d’arrêt à l’élan du Pacte vert?
La Commission a proposé en urgence au Conseil des ministres européens de l’Agriculture une série de mesures très techniques qui remettent en cause les normes dites de «bonnes conditions agricoles et environnementales», tels la rotation des cultures sur les terres arables, la couverture minimale des sols, le maintien de prairies permanentes… Ces normes seront soit suspendues, soit écartées. Pourtant, elles s’avèrent indispensables pour inverser des tendances environnementales extrêmement inquiétantes, comme la disparition de la biodiversité, l’érosion, le compactage et l’appauvrissement des sols, l’eutrophisation des cours d’eau, la contamination des nappes aquifères, etc. De manière tout à fait surprenante, la Commission européenne a fait marche arrière pour contenter une partie de l’électorat sans qu’il y ait un vrai débat public. Le plus piquant tient au fait que ce règlement de 2021 fut longuement négocié par le Parlement européen et le Conseil des ministres, placés sur un pied d’égalité. C’est donc faire fi de la démocratie. Sur le fond, tant la Commission que le Conseil commettent une erreur stratégique dans la mesure où notre autonomie alimentaire est en jeu. Par rapport à d’autres continents, l’avenir du nôtre se joue sur la durabilité. Le Pacte vert révèle ainsi un vrai paradoxe. Depuis l’Uruguay Round, nous nous sommes convaincus que nous avions tout à fait notre place dans une économie globalisée. Il est vrai que nous en avons été les grands gagnants dans la mesure où le marché intérieur européen est devenu le plus grand espace économique commun du monde. Nous exportons ainsi beaucoup de produits industriels, alimentaires, vers les marchés tiers (15% des exportations mondiales en 2021). Mais notre vulnérabilité face aux Etats-Unis et à la Chine s’accroît dangereusement. Le Pacte vert, en mettant l’accent sur l’indépendance énergétique et matérielle qui requiert la décarbonation et la circularité de notre économie, ne fait qu’attester cette tension extrême.
«On paie le prix lourd de l’ouverture économique à l’égard de la Chine.»
Faut-il s’attendre à d’autres résistances que celles du monde agricole?
Oui, notamment de la part du secteur automobile. Le secteur automobile européen est-il suffisamment préparé pour mettre sur le marché d’ici à 2035 des véhicules électriques à un prix raisonnable face à une concurrence chinoise redoutable? Des aménagements réglementaires sont toujours envisageables. Si on se rend compte à la dernière minute que l’objectif de 2030 ne pourra pas être tenu, les institutions de l’UE pourront toujours prévoir des régimes dérogatoires. Mais le fond du problème est que nous sommes tributaires de terres rares qui se trouvent hors Europe. Nous restons dépendants de chaînes de valeur complexes, de marchés extrêmement volatiles, celui du cuivre par exemple, qui sera de plus en plus convoité, dont le prix ne cessera d’augmenter, et pour lequel les coûts de production sont nettement moindres en Chine, sans doute grâce à un soutien financier étatique. On paie le prix lourd de l’ouverture économique à l’égard de la Chine. D’abord il y a 20 ans, avec les panneaux photovoltaïques, et aujourd’hui, potentiellement, avec les véhicules électriques. Il faut donc s’attendre à des réactions du secteur automobile européen, lequel constitue 7% du PIB global de l’Union et emploie près de quatorze millions de travailleurs. Mais existe-t-il un moyen d’agir autrement vu l’importance des gaz à effet de serre émis par le secteur du transport routier? Il est certain qu’atteindre des objectifs à ce point ambitieux ne se fera pas sans du sang et des larmes. Mais il est désormais trop tard, comme le souhaitent certaines fédérations industrielles, pour aménager des plages d’adaptation qui s’étaleraient sur 30 ans. Pour atteindre la neutralité climatique à l’horizon de 2050, il ne nous reste que trois décennies.
Vous écrivez que «les axes économiques traditionnels l’emportent encore largement sur la lutte contre la pollution». De quelle façon?
Les nouvelles directives sur la pollution de l’air et l’épuration des eaux urbaines, le relèvement des normes sur les polluants dans les eaux de surface et les nappes aquifères…: ces avancées discrètes, fort techniques, vont sans doute enrayer la dégradation de certains écosystèmes. La question est de savoir si elles seront suffisantes pour renverser une tendance à la dégradation généralisée de la qualité de l’environnement. Cela reste à voir. Faut-il considérer le verre à moitié vide ou à moitié plein? Force est de rappeler que sans cette pléthore de directives environnementales, la situation serait dramatique. Beaucoup de rapports de la Commission européenne et de l’Agence européenne pour l’environnement attestent en effet des améliorations qu’elles ont apportées au fil du temps. Mais elles ne sont pas suffisantes pour atteindre les objectifs de qualité fixés dans le cadre du Pacte vert. Cela signifie qu’à terme, une nouvelle vague de réglementations devra fixer des objectifs nettement plus ambitieux, que ce soit pour la production d’énergie renouvelable, pour la restauration des écosystèmes ou pour le recyclage. En tout cas, le Pacte vert aura eu le mérite de déclencher un effet d’entraînement. Dans le chef de certains responsables politiques, le pari fut de prendre le train en marche, et d’escompter que les passagers montent progressivement à bord. Un cercle vertueux, somme toute.
(1) «Le bilan en demi-teinte du Pacte vert pour l’Europe», par Nicolas de Sadeleer, UCLouvain Saint-Louis, chaire Jean Monnet, 2024.
Faut-il compléter le programme Reach de contrôle des produits chimiques?
Getty Images
D’Ecolo au MR, six nuances de vert
Quelle est la position des partis belges francophones sur la question environnementale et climatique? Voici leur réponse à la question: «Les législations actuelles du Pacte vert européen vous satisfont-elles ou estimez-vous qu’il faudra les améliorer lors de la prochaine législature?»
Aucune formation n’est ouvertement contre le Green Deal. Mais entre celles qui veulent aller plus loin et celles qui s’accommodent des reculs proposés par la Commission européenne dans le secteur agricole, il y a un fossé difficilement surmontable. Sans surprise, Ecolo est le parti le plus enclin à développer des mesures dans le domaine. Saskia Bricmont, la tête de liste aux élections, souhaite «accélérer la transition» en adoptant de nouvelles législations, dont «celles restées en rade sous ce mandat pour des raisons purement politiques» (révision du programme Reach sur les produits chimiques et réduction de 50% de l’usage des pesticides), et «améliorer l’existant» en incluant «le secteur financier à la directive sur le devoir de vigilance» et en ajoutant d’autres écosystèmes que celui de l’Amazonie au règlement antidéforestation, notamment le Cerrado au Brésil. «Au-delà des législations adoptées, 2024-2029 doit être synonyme d’une accélération du Pacte vert pour atteindre les objectifs 2030 et de le faire battre d’un cœur social, pour accompagner la transition et la rendre socialement plus juste», insiste Ecolo.
Le Parti socialiste, Les Engagés et DéFI insistent, eux aussi, sur l’objectif d’équité sociale qui doit guider les responsables européens dans leur prise de décision en matière environnementale. Les socialistes proposent «un impôt européen sur la grande fortune pour financer la transition énergétique». Les centristes estiment que dans le cheminement du Pacte vert, des adaptations, par exemple en ce qui concerne la directive sur l’électrification des voitures, peuvent être envisagées «pour que personne ne soit laissé sur le côté et parce qu’en cinq ans, certains paramètres ont changé». Les démocrates fédéralistes estiment enfin que «le Pacte vert ne pourra avoir d’effets que s’il est accepté par tous ceux qui doivent l’appliquer», et prônent pour la prochaine mandature, la mise en place d’un «système alimentaire durable». Le PTB partage ce souci d’équité sociale mais est plus sévère quant à la pertinence du pacte («Le Green Deal reporte le coût des mesures sur les travailleurs») et plus radical sur les mesures prônées («Il faut changer d’approche»). Il propose, par exemple, de «garantir que les gens puissent rénover leur maison ou appartement sans surcoût grâce à un système de tiers payant».
Sans surprise non plus, le MR est le plus réservé sur le Pacte vert européen dont il soutient l’ambition tout en affirmant qu’«il sera sans doute nécessaire de revoir certaines de ses 150 initiatives à la lumière des événements de ces cinq dernières années et de l’approche parfois utilisée.» En ligne de mire, la stratégie Farm to fork («De la ferme à la table», qui entend promouvoir au sein de l’Union un «système alimentaire durable» ) que les libéraux appellent à revoir en profondeur «afin de maintenir le soutien à nos agriculteurs et travailler à notre souveraineté alimentaire».
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici