Neuf Etats membres réclament des explications au président du Conseil, Charles Michel, sur ses coûteux déplacements en jet privé. © getty images

Union européenne: ambiance de fin de règne avant le grand mercato

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Charles Michel épinglé pour ses voyages coûteux, Ursula von der Leyen rattrapée par le «SMS-gate», le Parlement ébranlé par le «Qatargate»: quel impact sur la répartition des top jobs en 2024?

A plus d’un an du renouvellement des postes clés de l’Union – présidence de la Commission, du Conseil, du Parlement, tête de la diplomatie européenne… – prévu à partir de la mi-2024 dans la foulée des élections européennes, un climat délétère de fin de règne pèse déjà sur les institutions communes. Charles Michel, président du Conseil, est épinglé par certains leaders européens et leur entourage pour sa méthode de travail jugée «brouillonne» et l’explosion de ses frais de déplacement, rapportent les médias Politico (23 mars) et Le Monde (9 avril). Il montrerait plus d’intérêt pour sa fonction de représentation extérieure que pour celle, plus administrative, de préparateur et pilote des sommets des Vingt-Sept. Avant ces attaques, il y eut le «Qatargate», scandale de corruption qui ébranle depuis décembre dernier le Parlement européen.

Une branche du PPE lorgne vers l’extrême droite, une autre ne veut pas entendre parler d’un tel rapprochement.

Et voilà Ursula von der Leyen rattrapée par le «Deletegate» ou «SMS-gate»: la Commission européenne a refusé de publier les SMS échangés entre sa présidente et Albert Bourla, directeur général du laboratoire Pfizer, lors de la négociation d’un mégacontrat de vaccins anti-Covid. Les messages auraient été effacés. Cette affaire a fait l’objet de plaintes auprès de la médiatrice européenne et de la Cour de justice de l’Union. Elle prend désormais une tournure pénale, avec la saisie de la justice belge par un lobbyiste européen, Frédéric Baldan, information révélée par Le Vif, le 13 avril. Ce citoyen belge reproche à Ursula von der Leyen d’avoir outrepassé ses droits en négociant sans mandat, seule et secrètement, avec le géant pharmaceutique américain, ce qui porterait atteinte aux finances publiques belges et à la «confiance publique». De quoi écorner l’image de la patronne de l’exécutif européen, dont le leadership s’est renforcé à chacune des crises traversées par l’Union, de la pandémie à la réaction face à l’invasion russe de l’Ukraine.

Le cas Charles Michel

Qui a intérêt à déstabiliser Charles Michel? Lui-même voit dans les attaques lancées contre lui une volonté de certains acteurs d’affaiblir l’UE sur la scène internationale, ou alors l’«ambiance préélectorale»: la course aux «top jobs» serait déjà lancée. Un diplomate européen tempère: «Tirer sur l’ancien Premier ministre belge n’est pas d’un grand intérêt politique, puisqu’il achève son second et dernier mandat de deux ans et demi à la tête du Conseil en novembre 2024.» Il ajoute: «Rien de choquant au fait que Charles Michel voyage beaucoup. C’est son job. Les Occidentaux se sont retrouvés isolés face à la Russie depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. L’Union devait expliquer aux pays du Sud sa position sur les sanctions contre Moscou et ne pas laisser Russes et Chinois occuper seuls le terrain

Neuf Etats membres, dont l’Allemagne, la Pologne et l’Italie, réclament néanmoins des explications au président du Conseil, et des eurodéputés socialistes et écologistes veulent l’interpeller. «La propension de Charles Michel à utiliser des jets privés n’a rien d’illégal, reconnaît l’élu européen Philippe Lamberts, du groupe des Verts. Mais l’écho des révélations sur le coût de ses déplacements devrait l’inciter à utiliser moins souvent l’avion pour de courtes distances et à recourir plus régulièrement aux vols commerciaux, comme le faisaient ses prédécesseurs. Au lieu d’emprunter les appareils d’une compagnie aussi douteuse que Luxaviation, le Conseil et la Commission pourraient solliciter de temps à autre les Etats membres qui disposent d’une flotte gouvernementale et d’un personnel de bord fourni par l’armée, comme la France, l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne. Charles Michel et Ursula von der Leyen devraient aussi mieux coordonner leurs déplacements, ce qui réduirait le nombre de leurs vols.» Ce conseil a peu de chances d’être entendu: la relation entre les deux «têtes» de l’Union reste exécrable. Elle s’est dégradée avant même le «Sofagate», le plantage du président du Conseil qui, lors d’une visite à Ankara en avril 2021, s’est calé dans le seul fauteuil disponible à côté du président turc, ignorant superbement la présidente de la Commission.

Groupes de pression influents

Troisième pôle de l’Union à côté du Conseil et de la Commission, le Parlement européen tente de tirer les leçons du «Qatargate». L’affaire politico-financière a éclaboussé le groupe des sociaux- démocrates européens (S&D). Des élus et un ex-élu auraient touché de grosses sommes d’argent pour défendre les intérêts du Qatar et du Maroc, selon les révélations sur l’enquête belge. Le scandale a mis en lumière la porosité entre le Parlement et les groupes d’influence.

Ces derniers jours, les principaux suspects dans cette affaire ont été remis en liberté sous condition. Incarcérée depuis le 10 décembre dernier et déchue dans la foulée de son poste de vice-présidente de l’assemblée européenne, Eva Kaili effectue désormais sa détention préventive sous surveillance électronique, tout comme les trois autres inculpés: l’assistant parlementaire italien Francesco Giorgi, compagnon de l’élue grecque, l’eurodéputé socialiste belge Marc Tarabella et le lobbyiste et ancien élu européen Pier Antonio Panzeri, cerveau présumé de l’organisation criminelle, qui a obtenu le statut de repenti (il collabore avec la justice).

Résistances à la réforme

«L’incendie est circonscrit, estime un haut fonctionnaire du Parlement. L’affaire Panzeri et consorts ne concerne qu’une poignée d’élus, ce qui prive d’arguments ceux qui ont voulu instrumentaliser le Qatargate pour alimenter le registre “tous pourris”.» En revanche, depuis que le scandale fait moins de bruit médiatique, la réforme des règles enclenchée par la présidente de l’assemblée, Roberta Metsola, se heurte à plus de résistance. Notamment dans les rangs du Parti populaire européen (PPE), le groupe politique des chrétiens-démocrates et conservateurs auquel appartient la Maltaise. «De nombreux eurodéputés sont allergiques à l’idée de se soumettre à de nouvelles contraintes, convient notre source. Ils tiennent à garder les mains libres sur leurs rendez-vous et frais de mandat. Néanmoins, la réforme progresse, à petits pas.»

La présidente du Parlement, Roberta Metsola, qui a promis d’agir «vite» pour restaurer la confiance, joue la suite de sa carrière sur sa réforme des règles éthiques.
La présidente du Parlement, Roberta Metsola, qui a promis d’agir «vite» pour restaurer la confiance, joue la suite de sa carrière sur sa réforme des règles éthiques. © getty images

La première mesure concrète adoptée entrera en vigueur dès le 1er mai: le bureau du Parlement a décidé, le 17 avril, d’interdire aux anciens eurodéputés d’exercer une activité de lobbying auprès de l’institution pendant une période de six mois après la fin de leur mandat. Des groupes de travail composés d’eurodéputés élaborent par ailleurs des propositions pour plus d’intégrité et de transparence. Elles sont attendues d’ici à la fin de la législature, afin que les nouvelles règles soient d’application quand le prochain Parlement européen démarrera ses travaux. «Les mesures destinées à renforcer la crédibilité de l’assemblée ne seront sans doute pas aussi ambitieuses que les projets initiaux présentés en février par la présidente du Parlement, mais il y aura tout de même quelques avancées», pronostique un expert du Parlement.

Le Conseil et la Commission pourraient solliciter les Etats membres qui disposent d’une flotte gouvernementale.

Les «Spitzenkandidatin» du PPE

Roberta Metsola, qui avait promis en début d’année d’agir «vite» pour restaurer la confiance des citoyens, joue dans l’opération la suite de sa carrière européenne. Si sa détermination et son doigté parviennent à faire aboutir un durcissement des règles déontologiques, l’ambitieuse présidente du Parlement verra sa stature de leader se renforcer au sein du PPE. Fin janvier dernier, le président du parti et chef de groupe, Manfred Weber (CSU), a fait savoir que les chrétiens-démocrates européens avaient deux candidates pour leur tête de liste aux élections européennes: la Maltaise Roberta Metsola et l’Allemande Ursula von der Leyen. La «Spitzenkandidatin» du PPE sera désignée en janvier prochain. Une décision très attendue, puisque la tête de liste du groupe le plus fort à l’issue du scrutin a vocation à diriger la Commission.

L’aile la plus conservatrice du PPE verrait d’un bon œil le choix comme tête de liste de Roberta Metsola, qui s’est déclarée anti-IVG (l’avortement est interdit à Malte) et s’est abstenue lors d’un vote pour criminaliser à l’échelle européenne les violences contre les femmes. De plus, son profil correspondrait à la volonté d’une partie du groupe de former une alliance de droite avec les Conservateurs et réformistes européens (CRE), rassemblement de partis comme Fratelli d’Italia – la formation de la Première ministre italienne Giorgia Meloni –, les Démocrates de Suède et le parti espagnol Vox, tous partisans d’une ligne dure sur la question migratoire. Objectif de ce rapprochement avec l’extrême droite: renforcer un PPE affaibli, donc préserver son influence lors de la redistribution des postes européens les plus en vue (il tient encore la présidence de la Commission et le perchoir du Parlement).

Une alliance Weber-Meloni?

Toutefois, le projet d’alliance PPE-CRE peine à se concrétiser. Une branche des chrétiens-démocrates lorgne clairement vers l’extrême droite, mais une autre ne veut pas entendre parler d’un tel rapprochement. Le flirt politique de Manfred Weber avec Giorgia Meloni, en février dernier, a été critiqué par des élus PPE allemands et polonais et par des députés d’autres groupes. «Les chrétiens- démocrates savent aussi que s’ils s’allient à l’ultradroite, le PPE ne sera plus considéré par les socialistes, les écologistes et bon nombre de centristes comme un potentiel partenaire de coalition», relève un élu.

Sans alliance PPE-CRE, les chances de Roberta Metsola de devenir la prochaine présidente de la Commission sont réduites, assure notre source: «Son CV ne coche pas toutes les cases pour décrocher le poste exécutif européen le plus important: elle n’a jamais fait partie d’un gouvernement, alors qu’Ursula von der Leyen a occupé la fonction régalienne de ministre de la Défense. Et, à 44 ans, elle n’a pas l’expérience de l’Allemande, de vingt ans son aînée.»

Un autre eurodéputé confirme: «Si Ursula von der Leyen se déclare candidate, le PPE se rangera derrière elle. Le parti sait que sa meilleure chance de conserver la présidence de la Commission est d’y laisser la sortante. Changer de cavalière, c’est prendre le risque que ce poste clé soit revendiqué par d’autres groupes.» La reconduction de l’Allemande apparaîtrait, en outre, comme un bon compromis entre institutions européennes. Le Parlement serait satisfait, puisque le système du Spitzenkandidat, qui s’était imposé en 2014 mais pas en 2019, ferait son grand retour. Et le Conseil approuverait ce choix, puisqu’il était le sien il y a quatre ans, quand Emmanuel Macron a bloqué le Spitzenkandidat Manfred Weber et imposé Ursula von der Leyen.

Les atouts de von der Leyen

La présidente de la Commission, qui a démenti les rumeurs selon lesquelles elle aurait l’intention de prendre la tête de l’Otan, ne manque pas d’atouts pour se succéder à elle-même. Elle est considérée par de nombreux dirigeants européens comme la meilleure patronne de l’exécutif européen depuis Jacques Delors. «Avec le Green Deal, elle a mis l’Union sur la voie de la transition écologique, malgré les réticences de son propre parti, le CDU, reconnaît l’eurodéputé Vert Philippe Lamberts. La réaction européenne face à la pandémie n’a pas été parfaite, mais la Commission était au rendez-vous sur les vaccins et le plan de relance. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, l’engagement personnel d’Ursula von der Leyen aux côtés de Kiev rassure les pays membres d’Europe de l’Est. Les dirigeants polonais, ulcérés par les remontrances de la Commission sur le non-respect de l’Etat de droit en Pologne, apprécient en revanche l’attitude ferme adoptée par sa présidente face au Kremlin

La CDU, le parti d’Ursula von der Leyen, ne fait pas partie de la coalition au pouvoir à Berlin. Mais ce n’est pas pour elle un obstacle: l’accord de gouvernement prévoit que le prochain commissaire allemand sera présenté par les Verts sauf si l’Allemagne est en mesure de conserver le poste de président de l’exécutif européen. En clair, en cas de consensus des Vingt-Sept sur le nom d’Ursula von der Leyen, le gouvernement d’Olaf Scholz ne s’opposera pas à sa reconduction à la tête de la Commission.

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