Un franc-maçon nommé Manuel Valls
La longue appartenance du Premier ministre français au Grand Orient, de 1989 à 2005, en dit beaucoup sur la formation de ses convictions politiques et son attachement viscéral à la laïcité. Le Vif/L’Express lève le voile sur un volet resté mystérieux de la biographie de Manuel Valls : son initiation et son parcours dans une loge très singulière, appelée Ni maîtres ni dieux.
C’est un sujet tabou. Une part de mystère dans son « CV » de Premier ministre. Ses nombreuses biographies ne l’évoquent pas. Idem pour les portraits diffusés à la télévision. Pas un mot, aucune allusion, rien, comme s’il y avait là un secret inavouable. Le fait que le Premier ministre français Manuel Valls ait longtemps appartenu au Grand Orient de France (GODF), l’une des principales organisations maçonniques de France, serait-il effacé comme on gommait autrefois des clichés les visages des opposants à Staline ? Son passage en franc-maçonnerie fut pourtant très long, de 1989 à 2005, et d’une richesse telle qu’il a contribué à façonner l’homme qu’il est devenu (1). Seize années durant, sa conscience politique s’est forgée au feu des débats en loges, au plus près des « frères », témoins discrets mais attentifs de son ascension.
En l’entendant s’exprimer à l’Assemblée nationale après les attentats de janvier, certains d’entre eux ont reconnu cet attachement réel, profond, aux valeurs fondamentales de la franc-maçonnerie. Ce jour-là, lorsqu’il martèle que la laïcité est compatible avec toutes les religions prêtes à accepter les principes et les valeurs de la République, ses anciens « frères » le retrouvent tel qu’ils l’ont connu dans une autre vie.
Lever le voile sur cet épisode du parcours de Manuel Valls oblige d’abord à en chercher les aiguilleurs, ceux qui l’ont guidé sur les sentes escarpées de l’initiation. Dans un premier temps, les indices convergent vers le criminologue Alain Bauer, ex-grand maître du GODF. Cette piste nous renvoie trente-cinq années en arrière, en 1980. A l’époque, Manuel Valls, né à Barcelone en 1962, est encore de nationalité espagnole. Etudiant en histoire à l’université Paris I, il milite au Mouvement des jeunes socialistes et soutient Michel Rocard, l’éternel rival de François Mitterrand. « Dans le grand amphi N du centre Tolbiac de l’université, j’ai été bluffé par le courage et l’éloquence de Manuel haranguant un public difficile pour une cause humanitaire en Italie, après une catastrophe naturelle », se souvient Bauer. Les deux jeunes gens composent alors avec Stéphane Fouks, futur publicitaire, un trio de rocardiens qui résistera à l’épreuve du temps. Aujourd’hui encore, Valls les considère comme ses « plus proches amis ».
Une loge composée de militants libertaires ou anarchistes, socialistes autogestionnaires…
En juin 1981, Bauer entre au GODF. Il serait logique que cette aventure enthousiasmante – une « libération intérieure », selon lui – ait incité son ami espagnol à le suivre. Beaucoup en sont convaincus, y compris dans les rangs de la franc-maçonnerie. Or ce n’est pas le cas. « Aussi bizarre que cela puisse paraître, assure Bauer, Manuel et moi n’avons jamais parlé de franc-maçonnerie avant 1995. » En 1981, le jeune Valls, très actif au sein de l’Unef, syndicat étudiant considéré comme la « pouponnière » du PS, ne rêve que d’une carrière politique. Naturalisé français à l’âge de 20 ans, il devient par la suite l’assistant parlementaire du député de l’Ardèche (sud-est de la France) Robert Chapuis – ancien dirigeant du Parti socialiste unifié (PSU, cher à Michel Rocard) -, avant d’être lui-même élu conseiller régional d’Ile-de-France. Mais tout cela ne dit pas comment, ni par qui, il rejoint à son tour le GODF. L’hypothèse Bauer ayant fait long feu, l’enquête conduit à une autre piste, jamais explorée et particulièrement déroutante…
Nous sommes en 1988. Michel Rocard vient d’être nommé Premier ministre. Il a pour chef de cabinet Yves Colmou, membre du Grand Orient. Manuel Valls, pour sa part, est l’un des chargés de mission de Matignon, responsable successivement des relations avec l’Assemblée nationale puis de la jeunesse et de la vie étudiante. C’est un collaborateur sérieux, disponible, manifestant déjà une grande ambition. Yves Colmou l’apprécie et lui présente un autre rocardien, de dix-neuf ans son aîné, Jean-Pierre Antebi, un courtier en assurances devenu l’un des dignitaires du GODF. C’est cet homme, inconnu du grand public, qui devient bientôt son parrain en franc-maçonnerie.
A priori, la démarche de Manuel Valls n’a rien d’extraordinaire. Le fait d’intégrer le GODF, une obédience étiquetée à gauche, est une étape assez logique pour un esprit brillant, soucieux de parfaire son intégration dans la République française. La vraie surprise – et d’importance ! – tient au profil de la loge (2) d’Antebi : un atelier au nom sulfureux, Ni maîtres ni dieux, composé de militants libertaires ou anarchistes, socialistes autogestionnaires ou communistes. Un cocktail de trublions, lointains héritiers d’une vieille tradition. Au XIXe siècle, les théoriciens de l’anarchisme, Pierre-Joseph Proudhon et Mikhaïl Bakounine, n’étaient-ils pas affiliés à une obédience maçonnique ?
En 1989, un certain Valls, « simple » chargé de mission au cabinet du Premier ministre, choisit pour parrain Jean-Pierre Antebi. Cet homme d’expérience, à la fois chaleureux et fort en gueule, prend plaisir à guider le novice dans le long et complexe parcours initiatique censé le mener à Ni maîtres ni dieux. La procédure obéit à des règles très strictes. Trois enquêteurs, issus de la loge, commencent par interroger l’impétrant, séparément et sans se concerter. Tout y passe : sa carrière, ses motivations, ses opinions philosophiques, politiques ou religieuses. Après un premier vote positif des frères, exprimé à l’aide de boules blanches contre des noires, arrive l’épreuve du « passage sous le bandeau ». Voici le candidat au milieu du temple, les yeux bandés, contraint de répondre à toutes sortes de questions, sur des sujets aussi variés que la laïcité, l’euthanasie ou l’extrême droite. Après un second vote positif, la cérémonie d’initiation peut enfin être programmée. Ce sera le 26 avril 1989, un mercredi, jour du Conseil des ministres en France.
Convoqué dans les locaux de la rue Cadet, Manuel Valls s’isole dans un « cabinet de réflexion ». L’endroit est lugubre, décoré d’un crâne humain. Le jeune homme n’a que 26 ans, mais il rédige déjà son testament philosophique, symbole de son imminente transformation. Conduit au temple les yeux bandés, il effectue trois parcours d’obstacles, de moins en moins difficiles : pour le premier, il lui faut accélérer, ralentir, enjamber, marcher en zigzag, au son de la grêle et du tonnerre, alors qu’au cours du deuxième il entend cliqueter des glaives et qu’au troisième, il sent s’approcher de lui une flamme, symbole de sa purification. Puis il avale une boisson très amère, composée d’extrait de marron d’Inde, le goût aigre-doux des chagrins humains. Vient ensuite le moment, solennel et émouvant, du serment d’obligation : « Je jure de garder inviolablement tous les secrets qui me seront confiés […], je consens, si je deviens parjure, à avoir la gorge coupée, le coeur et les entrailles arrachés, le corps brûlé et réduit en cendres, mes cendres jetées au vent, et que ma mémoire soit en exécration à tous les maçons. »
Ces termes symboliques, désuets au possible, ne sont évidemment pas à prendre au pied de la lettre, mais ils ont de quoi donner quelques frissons. A cet instant, le premier maître de cérémonie ôte enfin le bandeau. Le nouveau venu découvre tous ses frères. D’où l’expression « recevoir la lumière », signifiant une seconde naissance, en franc-maçonnerie cette fois.
Le conseiller de Michel Rocard fait désormais partie de la loge. Fou de joie, Jean-Pierre Antebi confie à un grand maître sa satisfaction de parrain : « J’ai fait une bonne recrue. » « Il est bien ce gars, il ira loin », se réjouit-il devant d’autres frères. « Il a eu un coup de foudre pour Valls, confirme Edith Antebi, veuve de Jean-Pierre, décédé en 2007. Il lui voyait un brillant avenir, une candidature à l’élection présidentielle. »
Tous les 2e et 4e mercredis du mois, à 20 h 30, le jeune homme prend place en tablier et gants blancs sur les colonnes (les sièges alignés à gauche et à droite) d’un temple parisien de la rue Cadet, pour participer aux tenues (réunions). Dans cette loge, le rituel est réduit à sa plus simple expression, pour laisser la place à la lecture d’une planche (exposé) et à un débat sur un sujet de société. « Manuel ne partageait pas toutes nos idées, mais il se plaisait beaucoup au milieu de libertaires et de libres-penseurs, confie Jean Pachot, l’un de ses anciens maillets d’Orient. Il venait s’encanailler en loge. » Son ami Bauer confesse avoir cru « mourir de rire » en apprenant qu’il était entré dans cette loge-là, puis il a fini par déceler dans cet engagement inattendu son goût de l’indépendance. A l’entendre, ce Valls-là aimait déjà l’ordre et la droiture, la rigueur et les valeurs républicaines, la laïcité et le combat contre le totalitarisme. Et s’il accepte, en 1989, de rejoindre Ni maîtres ni dieux, c’est qu’il se cherche encore et que les débats houleux avec ses frères situés à gauche de la gauche l’aident à se construire politiquement.
En 1995, il rejoint Alain Bauer dans sa loge, l’Infini maçonnique
Bien qu’il adore l’ambiance et la fraternité de sa loge mère, Manuel Valls doit se résoudre à la quitter, en 1995, pour un autre atelier. Il explique à son maillet d’Orient, Jean Pachot, qu’en tant que secrétaire national à la communication du PS il a des réunions le mercredi soir rue de Solferino, au siège du parti, et que cet emploi du temps est incompatible avec les tenues de la loge. Pas question, pour autant, de renoncer au GODF. Cette fois, il ne cherche pas bien loin son point de chute : Alain Bauer, devenu deux ans auparavant le parrain de son deuxième fils, Ugo, assure son transfert vers l’Infini maçonnique, une loge qu’il a lui-même fondée l’année précédente et dont il est encore, cette année-là, le principal responsable. L’Infini maçonnique est aussi calme et classique que Ni maîtres ni dieux est agitée et frondeuse. Plus adaptées aux contraintes de Manuel Valls, les tenues de l’Infini maçonnique se déroulent les 2e et 4e jeudis du mois, à 18 h 30. Dès le 13 décembre 1995, il est élevé « maître maçon ». Ce grade l’autorise à participer aux décisions du groupe et lui donne accès à ce qu’il est convenu d’appeler le « plateau », c’est-à-dire les fonctions à responsabilités. Cette progression, qui récompense la qualité du travail maçonnique et de ses connaissances, est rendue effective au terme d’une nouvelle cérémonie initiatique joliment baptisée « augmentation de salaire ».
A compter de 1997, Manuel Valls revient à Matignon, comme conseiller à la communication de Lionel Jospin. Même s’il n’oublie jamais de prévenir ses frères de son absence, son assiduité en loge commence à faiblir. Quand il devient maire d’Evry, en 2001, puis député de l’Essonne (au sud de Paris), l’année suivante, sa participation aux travaux rituels devient de plus en plus rare. Sa démission n’est officiellement enregistrée au fichier du GODF qu’en 2005, alors qu’un vénérable maître interrogé par Le Vif/L’Express se souvient qu’il était systématiquement absent un ou deux ans avant.
Une fois élu maire d’Evry, Valls est d’autant plus absorbé par son premier mandat qu’il expérimente en banlieue sud son attachement indéfectible à la laïcité, l’un de ses sujets favoris en loge. Une lourde tâche dans une ville multiconfessionnelle où les nombreuses communautés religieuses ne vivent pas toujours en parfaite harmonie. Avec le temps, et non sans heurts et faux pas, Valls apprend à établir des relations équilibrées avec chacune d’elles. A la fin de 2002, il somme ainsi les responsables d’un magasin Franprix de remettre du porc et de l’alcool dans les rayons, en accusant l’enseigne d’avoir une « approche communautariste » du commerce.
Depuis 2005, Manuel Valls n’est donc plus franc-maçon, mais il demeure imprégné des valeurs qu’il a magnifiées du temps où il fréquentait les « temples ». En 2010, député maire d’Evry, il se déplace à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines, au sud-ouest de Paris) pour soutenir la crèche Baby Loup, poursuivie devant les tribunaux du travail français pour avoir licencié une salariée voilée. « Cette crèche est le symbole d’une laïcité ardente et vivante », clame-t-il quelques semaines plus tard, à l’Assemblée nationale. Des propos très appréciés dans les temples du GODF. En janvier 2014, le ministre de l’Intérieur Valls offre aux francs-maçons leur première cérémonie de voeux à son ministère, en les exhortant à se battre contre les extrémismes, l’extrême droite ou bien encore l' »humoriste » Dieudonné. Dans la salle, pas moins de trois anciens grands maîtres de son ex-obédience. Et, pour son troisième séjour à Matignon, comme Premier ministre cette fois, il a nommé auprès de lui, en tant que conseiller, deuxième dans l’ordre protocolaire, Yves Colmou, le « frère » qui lui présenta son parrain maçonnique.
Manuel Valls a quitté la « maison Cadet » sans renier ses valeurs franc-maçonniques et les amitiés nourries en loges. « Je le croise parfois, alors qu’il fait ses courses au marché de Bastille avec sa femme, confie un de ses anciens maillets d’Orient de Ni maîtres ni dieux. Il me fait toujours un petit signe de la main. » Même sans les trois bises rituelles, cette fidélité fraternelle le touche au coeur.
(1) Sollicité par Le Vif/L’Express, Manuel Valls n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Par François Koch
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