Un an de talibans en Afghanistan : un bilan plus que sombre
Douze mois après leur retour au pouvoir, comment les talibans gèrent-ils le pays? Plus que difficilement: tous les voyants sont au rouge, tant en matière de droits humains qu’aux plans économique, commercial et social. Mais des issues de secours existent.
Le 15 août 2021, trois mois après le début du retrait des troupes américaines en vertu de l’accord signé un an plus tôt à Doha – en substance: on se retire et vous empêchez Al-Qaeda d’opérer depuis l’Afghanistan –, les talibans entrent dans Kaboul et reprennent le pouvoir qu’ils avaient détenu de septembre 1996 à décembre 2001. Le 30, l’évacuation US est bouclée. Le 7 septembre, «les étudiants en religion» annoncent la formation de leur gouvernement, celui du désormais Emirat islamique d’Afghanistan. Un an plus tard, le bilan de la gestion talibane du pays est plus que sombre, sur tous les tableaux. D’ abord celui des droits humains: le dernier rapport de la Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (Manua), en juillet, dénonce «l’impunité avec laquelle les membres des autorités de facto semblent avoir commis des violations». Concrètement: des exécutions sommaires d’anciens membres des forces de sécurité, de membres ou accusés comme tels de groupes armés et de personnes accusées de «crimes moraux» ; des «arrestations et détentions arbitraires de journalistes, de défenseurs des droits de l’homme et de manifestants» ; de «graves restrictions des droits fondamentaux des femmes et des filles, entraînant leur exclusion de la plupart des aspects de la vie quotidienne et publique»…
Crises financière, économique, sociale, humanitaire, sanitaire, climatique… On peut l’affirmer: l’Etat afghan s’est effondré.» – Jean-Claude Racine, directeur de recherche émérite au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud de l’EHESS.
Concomitamment, le territoire et ses habitants sont confrontés à «une double crise», décrit Jean-Claude Racine, directeur de recherche émérite au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (département du CNRS) et chercheur au think tank Asia Centre. «Une crise financière et une crise humanitaire, auxquelles on peut rajouter la crise sanitaire, liée à la pandémie de coronavirus, la crise climatique, puisque l’Afghanistan vient de traverser l’une des pires sécheresses de ces dernières décennies puis des inondations catastrophiques, et la guerre en Ukraine, avec la hausse des prix alimentaires et de l’ énergie. La situation est alarmante. On peut l’affirmer: l’Etat afghan s’est effondré.»
«Aucun état n’aurait pu résister»
Tous les chiffres et indicateurs en attestent: le PIB par habitant devrait baisser de 30% d’ici à la fin de l’année ; 900 000 Afghans (dont une majorité de femmes) ont perdu leur emploi ou en ont été chassés au cours des douze derniers mois, selon le bureau à Kaboul de l’Inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan (Sigar, créé par le Congrès américain), le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) évoquant, lui, cet été, le chiffre de 700 000 ; plus de 24 millions de personnes (sur une population totale estimée à 39 millions) «ont besoin d’une aide humanitaire, près de 23 millions souffrent de la famine et 8,7 millions prennent moins d’un repas par jour», relèvent la Protection civile et opérations d’aide humanitaire européennes et les agences de l’ONU ; plus de 7 milliards de dollars d’avoirs de la Banque centrale afghane sont gelés aux Etats-Unis ; l’aide internationale et les investissements privés sont suspendus depuis un an ; les prix des produits de base ont augmenté de 40% ; un tiers des familles ne dispose pas de la moindre ressource ; 90% de la population se situe sous le seuil de pauvreté (fixé par la Banque mondiale à 1,90 dollar par jour)…
Une réalité qui fige l’Afghanistan parmi les dix pays les plus pauvres de la planète. Et, tient à préciser Jean-Luc Racine, à laquelle n’importe quel autre régime aurait eu bien du mal à faire face: «Aucun Etat ne peut résister à l’interruption brutale de contributions financières internationales représentant 40% de son PIB et trois quarts de son budget. Dès avant le retour au pouvoir des talibans, le pays ne dépendait que trop de ces aides. On a donc un régime de mollahs, présents jusque dans certains ministères techniques, à la tête d’un Etat qui était rentier, avec une Banque centrale incapable de rendre son office durant les premiers six mois, confronté à un effondrement économique, bancaire et humanitaire et qui ne jouit d’aucune reconnaissance officielle internationale. Outre qu’on est en droit de s’interroger sur l’efficacité de l’aide américaine durant les vingt ans d’intervalle entre les deux accessions au pouvoir des talibans, on ne peut que constater que la situation, déjà fragile, s’est dégradée depuis l’année dernière, qu’une bonne partie de l’élite administrative et technocratique a quitté le pays – le régime les appelle d’ailleurs à revenir – et que les talibans avaient, ces dernières années, plutôt une expérience régionale de gestion. Leurs capacités à gérer un Etat ne peuvent pas être niées pour autant, mais en ont-ils réellement les moyens économiques?»
D’autant que «les talibans ont clairement donné la priorité à leur agenda religieux et idéologique plutôt qu’à l’économie et aux besoins humanitaires de la population», recontextualisait, début août, dans The Diplomat, magazine d’information international en ligne couvrant la région Asie-Pacifique, Justine Fleischner, directrice de recherches à l’organisation non gouvernementale Afghan Peace Watch. Et, enchaîne Jean-Claude Racine, que «pour des investisseurs, privés mais surtout publics vu le type de secteurs et chantiers potentiels en Afghanistan, la question de l’insécurité est un réel obstacle: on l’a constaté avec l’attentat à l’aéroport de Kaboul, alors que les talibans étaient déjà en place, avec les heurts réguliers à la frontière pakistanaise, avec la présence de combattants ouïghours proches de la frontière chinoise, celle de quelques milliers de combattants de Daech dans le pays et toujours celle de membres d’Al-Qaeda, comme on l’a vu avec la frappe américaine par drone ayant abattu fin juillet, à Kaboul, le chef de l’organisation, Ayman al-Zawahiri».
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Richesses minières et appétit chinois
Quelles sont alors les perspectives de sursaut ou les issues de secours? En juillet dernier, le rapport mensuel de la Banque mondiale Afghanistan Economic Monitor pointait qu’au premier quadrimestre 2022, les exportations afghanes avaient plus que doublé par rapport à la même période de l’année passée, essentiellement grâce au charbon et aux fruits vendus au Pakistan. Surtout, le sous-sol afghan est très très riche de promesses: cuivre, lithium, fer, cobalt, or, argent, platine, terres rares… En 2010, l’US Geological Survey, agence scientifique du département américain de l’Intérieur, estimait ainsi les richesses minières de l’ Afghanistan à plus de mille milliards de dollars! Montant qu’il faut revoir à la hausse, douze ans plus tard, au vu de la demande mondiale. Jean-Claude Racine indique d’ailleurs que «la Chine a déjà envoyé une mission exploratoire, mais on est loin d’une exploitation, qui demande des partenariats internationaux, donc des capitaux. En outre, à travers plusieurs incidents armés à la frontière pakistanaise, au Balouchistan, les Chinois ont constaté que la sécurité de leur main-d’œuvre n’ est pas pleinement assurée.»
Kaboul espère un allègement rapide des sanctions imposées par l’ONU. En attendant, les investisseurs, publics comme privés, se pressent plus ou moins discrètement au portillon.
En réalité, détaille le chercheur français, «Pékin nourrit plusieurs projets qui englobent l’Afghanistan: le gazoduc Tapi, reliant le Turkménistan à l’Inde et au Pakistan, la connexion ferroviaire reliant la Chine à l’Iran, un vaste réseau électrique d’Asie centrale… Le potentiel est donc réel. Les talibans ont, par ailleurs, organisé une conférence économique internationale en janvier dernier pour attirer les investisseurs. On y a noté les intérêts du Qatar, des Emirats arabes unis et de la Turquie pour la gestion de l’aéroport de Kaboul, essentiel en matière de commerce international. Les pays voisins de l’Afghanistan y ont tous des intérêts économiques réels, ou en projet.»
Comment gagner la paix?
En attendant, l’aide humanitaire (huit milliards de dollars pour cette année) tente d’arriver sur place sans passer par les instances talibanes, donc uniquement par celles de l’ONU et des ONG. C’est que, résume Jean-Claude Racine, «il faut faire parvenir cette aide, internationale sans financer directement le régime. Régime qui n’est pas reconnu, qui souhaite l’être et qui discute déjà avec certains – dont les Américains. La plupart des ambassades étrangères ne sont d’ailleurs pas fermées, contrairement à ce qui s’était passé lors de la première prise de pouvoir par les talibans.» Les contacts existent donc bel et bien. Comme les partenariats, sous couvert de contribution humanitaire d’urgence: durant la pandémie, les Chinois ont fourni du matériel médical. Depuis la guerre en Ukraine, l’Inde a livré du blé. Et l’Europe a envoyé des fonds humanitaires.
Bref, un an après le retour aux affaires des étudiants en religion, l’Afghanistan est sur les genoux. Kaboul espère un allègement rapide des sanctions économiques, commerciales et technologiques imposées par l’ONU. En attendant, les investisseurs, publics comme privés, se pressent plus ou moins discrètement au portillon. C’est que, rappelle Jean-Claude Racine, «le pays reste, géographiquement et géopolitiquement, un carrefour stratégique. Donc, commercialement, un pivot central. Et, derrière les indignations, légitimes, qu’ils suscitent en matière de droits humains, les talibans sont perçus comme des éléments stabilisateurs dans un pays épuisé par des décennies de guerre. La question est donc classique: après avoir gagné la guerre, ils doivent maintenant prouver qu’ils peuvent gagner la paix.» Ce qui demandera beaucoup plus que douze mois.
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