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Trois ans de guerre en Ukraine: «Zaporijia, c’est comme Bruxelles pour la Belgique»: un casse-tête en cas de division
Si «l’accord de paix» se limite à geler le conflit, le redémarrage de la centrale nucléaire sise sur la ligne de contact posera «un problème fondamental», selon Jan Vande Putte de Greenpeace.
Si un «accord de paix» devait être scellé entre Donald Trump et Vladimir Poutine sans négociations préalables entre Ukrainiens et Russes, il se résumerait sans doute à un gel du conflit dans les positions actuelles des forces en présence. En découlerait une série d’hypothèques, dont la moindre ne serait pas l’avenir de la centrale nucléaire de Zaporijia, qui, avec ses six réacteurs, était avant la guerre le principal site énergétique de ce pays, alors septième producteur mondial d’électricité nucléaire.
«Zaporijia, pour l’Ukraine, c’est un peu comme Bruxelles pour la Belgique. Si on veut diviser la Belgique, que fait-on de Bruxelles? Geler le conflit en Ukraine sans avoir réglé la question de Zaporijia crée un problème fondamental. Il est étonnant que personne n’en débatte publiquement», avance Jan Vande Putte, spécialiste du nucléaire et membre du bureau de Greenpeace à Kiev. Pas sûr que Donald Trump, dans sa volonté de se débarrasser du fardeau ukrainien de manière expéditive, ait mesuré l’ampleur du défi.
«Relancer une centrale mise à l’arrêt depuis plus de deux ans est extrêmement complexe.»
Difficulté de redémarrage
Outre sa taille, la centrale nucléaire de Zaporijia a la spécificité d’être localisée dans une zone sensible. Le site est situé près de la localité d’Enerhodar, dans la province de Zaporijia. Les Russes s’en sont emparé le 4 mars 2022 dès les premiers jours de «l’opération militaire spéciale» contre l’Ukraine. Mais la ville de Zaporijia elle-même est, plus au nord, en territoire contrôlé par les Ukrainiens. Plusieurs incidents ont eu pour cadre la centrale ou ses alentours. En août 2022, après des bombardements attribués aux troupes russes, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) avait évoqué un risque de catastrophe. Dans ce contexte, le dernier réacteur en activité fut déconnecté en septembre 2022. Et l’AIEA fut autorisée à déployer des experts sur place pour tenter d’assurer la sûreté et la stabilité des infrastructures. La situation n’en demeure pas moins toujours précaire et a été marquée ces derniers jours par un regain de tensions. Des affrontements, peut-être liés à la volonté des Russes de pousser leurs gains territoriaux avant l’entrée en vigueur du «deal Trump», ont empêché le 12 février une rotation des agents de l’AIEA présents.
Redémarrer la centrale nucléaire de Zaporijia, comme la Russie en a déjà émis le souhait en 2024 et est déterminée à le faire en 2025, recèle plusieurs incertitudes. «Relancer une centrale mise à l’arrêt depuis plus de deux ans est extrêmement complexe du point de vue de la maintenance et de la régulation. Cela le serait aussi en Belgique, prévient Jan Vande Putte. Une question se pose aussi par rapport au personnel. Ils étaient plus ou moins 11.000 au plus fort des activités de la centrale avant le conflit. Ils sont aujourd’hui environ 3.000, dont un certain nombre vient de Russie. La centrale de Zaporijia a des spécificités. Elle n’est pas une copie des installations russes. Cela interroge sur la capacité des employés russes à être à la hauteur. Enfin, il y a aussi un manque de maintenance des composants, à résoudre.»
L’AIEA et la Russie
Il n’en reste pas moins qu’en cas de partition de l’Ukraine, selon ce qu’on soupçonne de l’arrangement américano-russe, la Russie aura besoin d’une centrale nucléaire en état de fonctionnement pour répondre à la hausse de la demande en électricité dans une région du sud de l’Ukraine qui aurait repris un cours normal d’activités civiles et industrielles. Pour Jan Vande Putte, dans ces circonstances, l’Agence internationale de l’énergie atomique serait confrontée à un problème juridique. Le régulateur actuel de la centrale de Zaporijia est l’organisme ukrainien de contrôle SNRIU (State nuclear regulatory inspectorate of Ukraine), ce n’est pas le russe Rosatom, explique-t-il en substance. Les Russes ont entrepris de relier Zaporijia au réseau électrique russe. Dans cette optique, ils ont construit une ligne électrique depuis Rostov, au sud-ouest de la Russie, vers le sud de l’Ukraine. Les travaux ont déjà été réalisés jusqu’à la ville ukrainienne occupée de Marioupol sur les bords de la mer d’Azov. Ils seront poursuivis pour la prolonger jusqu’à Enerhodar et la centrale.
«Les relations entre l’AIEA et le gouvernement russe sont restées étonnamment bonnes.»
L’AIEA pourrait-elle donner son aval à un redémarrage de Zaporijia, sous occupation illégale et avec le Rosatom russe comme instance de contrôle? Jan Vande Putte estime que ce serait en contradiction avec les résolutions de l’organe de gouvernance de l’agence… Mais les relations entre l’AIEA et le gouvernement russe sont restées étonnamment bonnes, estime l’expert de Greenpeace. «Depuis des générations, le département pour la promotion de l’énergie nucléaire de l’AIEA est monopolisé par Rosatom et les instances qui l’ont précédé. Son chef actuel, Mikhail Chudakov, est aussi directeur général adjoint de l’agence. Dans une lettre, nous avons demandé poliment au directeur de l’AIEA, Rafael Grossi, de le démettre. La position de Chudakov est extrêmement problématique: il vient de Rosatom, et c’est un « politique » nommé par Vladimir Poutine», précise Jan Vande Putte.
La filière russe soutenue
Il est utile de rappeler que l’AIEA a aussi pour objectif de promouvoir l’énergie atomique. «Rafael Grossi soutient à bout de bras la filière russe de construction de centrales, en Turquie, en Egypte, au Vietnam et en… Hongrie. Le gouvernement de Viktor Orbán a donné en décembre 2024 son feu vert à la construction par Rosatom de deux réacteurs sur le site de Paks. C’est vraiment un cheval de Troie russe dans l’Union européenne. Alors que l’Europe en est bientôt à son seizième paquet de sanctions contre Moscou, les mesures de rétorsion en lien avec l’industrie nucléaire représentent peut-être 1% de l’ensemble. Le rôle stratégique de la Russie est renforcé par cette situation puisque en y construisant des centrales, elle place les pays qui s’en dotent en état de dépendance, notamment sur la question de la reprise des combustibles irradiés», décrypte Jan Vande Putte. Tout cela avec les encouragements de l’AIEA et face à un Etat qui a déclaré il y a trois ans une guerre contre un autre…
L’Agence internationale de l’énergie atomique saura-t-elle se montrer impartiale dans le dossier de l’éventuel redémarrage demain de la centrale de Zaporijia? Le dossier méritera à tout le moins une attention soutenue.
Les énergies renouvelables, une partie de la solution
Greenpeace en Ukraine, c’est d’abord le résultat d’une demande du gouvernement de Kiev de venir inspecter, en juillet 2022, le site nucléaire de Tchernobyl, libéré après sa brève occupation par l’armée russe au début du conflit. Il a encore été pris pour cible selon toute vraisemblance par un drone du même belligérant le 14 février dernier, qui a endommagé son sarcophage. Ensuite, l’association a ouvert un bureau en septembre 2024 dans la capitale avec deux objectifs. Poursuivre son rôle de vigile de l’usage des installations nucléaires et promouvoir d’autre solutions en matière d’énergie.
Dans cette perspective, Greenpeace a financé, à hauteur de 60 millions d’euros et grâce à une pompe à chaleur et une installation solaire, la reconstruction d’un hôpital dans la localité de Horenka, à l’est de Boutcha. Ce chantier fait partie d’un projet «Green reconstruction of Ukraine» qui veut encourager le gouvernement de Kiev à diversifier ses ressources en développant quelques expériences pilotes. Dans le contexte ukrainien, les énergies renouvelables peuvent avoir l’avantage de l’efficacité –le dispositif de l’hôpital de Horenka permet de pallier les coupures d’électricité– et de la décentralisation des installations, ce qui diminue le risque de black-out en cas d’attaques massives de la Russie. Pour autant, il ne sera sans doute pas commode de transformer la très nucléarisée Ukraine en paradis de l’éolien. Spécialiste du nucléaire chez Greenpeace et membre de son antenne de Kiev, Jan Vande Putte est bien conscient du contexte particulier du pays en guerre. «Bien sûr, Greenpeace est contre le nucléaire et contre les centrales à gaz ou à charbon. Mais dans le contexte actuel, c’est secondaire. Nous devons continuellement réinventer notre rôle.»
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