Verdun-Bakhmout, Yser-Dniepr, tranchées: les curieuses similitudes entre l’Ukraine et la Première Guerre mondiale (analyse)
Le conflit en Ukraine fait toujours plus penser à la Première Guerre mondiale. Quelles similarités, au-delà des images d’inondations, de tranchées, de paysages dévastés par l’artillerie ?
Cinq semaines après l’invasion de son pays par les troupes de Vladimir Poutine, Volodymyr Zelensky s’adresse par visioconférence au Parlement belge. Ce jour-là (le 31 mars 2022), le président ukrainien ne se contente pas de s’en prendre au commerce anversois des diamants bruts russes. Pour toucher les députés et l’opinion publique, il compare le siège de Marioupol, la ville portuaire du sud-est de l’Ukraine, à la bataille d’Ypres (du 22 avril au 24 mai 1915). Cet affrontement majeur de la Première Guerre mondiale, seconde tentative allemande pour prendre le contrôle de la ville flamande, a opposé l’armée du Reich aux troupes britanniques, françaises et belges. Il a fait près de 70 000 morts, blessés ou disparus du côté allié, et 35 000 du côté allemand. «La bataille de Marioupol n’est pas moins terrible que celle d’Ypres, avance le président Zelensky. Ce qui se passe à Marioupol est peut-être même pire. Plus de 90 % de la ville a été détruite et des milliers d’habitants sont morts… C’est l’enfer sur Terre.»
Huit jours plus tôt, devant les élus français, le chef d’Etat ukrainien a estimé que Marioupol et d’autres villes ukrainiennes frappées par l’occupant rappellent les «ruines de Verdun, comme sur les photos de la Première Guerre mondiale». La bataille de Verdun a duré dix mois (de février à décembre 1916) et a fait plus de 700 000 victimes (en incluant les blessés et prisonniers de guerre). Elle a concentré toutes les horreurs du conflit: bombardements intenses, cris d’agonie des blessés et des mourants, paysages déstructurés… Elle est aussi le symbole de l’absurdité de la guerre, le carnage des berges de la Meuse n’ayant abouti à aucun gain territorial.
Verdun 1916 et Bakhmout 2023, batailles d’attrition
Verdun est une bataille d’attrition: le général von Falkenhayn, commandant en chef de l’armée allemande, veut «saigner à blanc» l’armée française sous un déluge d’obus. La bataille de Bakhmout, dans le Donbass (est de l’Ukraine), a duré elle aussi dix mois (d’août 2022 à la prise totale de la ville, le 20 mai 2023, par le groupe Wagner) et est également une guerre d’attrition. Elle a même été qualifiée de «hachoir à viande». La résistance des Ukrainiens, coûteuse en hommes, visait l’usure des forces russes. A Bakhmout comme à Verdun 107 ans plus tôt, les forces en présence ont subi de lourdes pertes sans pour autant faire d’avancées significatives.
Le président Zelensky n’est pas le seul à établir des parallèles entre le conflit qui ravage son pays et la Grande Guerre. Les images parlent d’elles-mêmes: champs criblés de cratères, villages détruits à 100% le long de la ligne de front, arbres déchiquetés par les obus… Aujourd’hui comme en 1914-1918, l’artillerie occupe une place centrale dans les opérations militaires. Or, on s’était habitués, depuis la première guerre du Golfe (1991), aux guerres dites «propres», aux «frappes chirurgicales», à la «guerre zéro mort», aux armes nouvelles qui aseptisent la guerre, rendue d’autant plus acceptable qu’elle a lieu loin de l’Occident.
Des tranchées près du front
En 2022 comme en 1914, tout commence par une guerre de mouvement. Fin février 2022, l’armée russe fonce vers Kiev avec, pour objectif, une victoire éclair sur l’adversaire. Début août 1914, les troupes allemandes violent la neutralité belge avec pour but d’envahir rapidement la France. Toutefois, dans les deux cas, la résistance de l’agressé transforme le conflit en guerre de position: chaque camp tient sa ligne, sans grande percée.
Pour atténuer les effets des feux ennemis, les soldats ukrainiens et russes creusent des tranchées, ce qu’ont aussi fait les Alliés et les troupes allemandes il y a plus d’un siècle, notamment sur le front de l’Yser. En réalité, les tranchées sont apparues dès 2015 dans le Donbass et sont devenues un vaste réseau de fortifications. La vie y est rudimentaire, mais moins périlleuse qu’en terrain exposé. Contrairement au début du XXe siècle, on y trouve des générateurs d’électricité, du wifi, des équipements et armements modernes.
Atrocités commises par l’envahisseur
Pendant la phase initiale du conflit, des atrocités sont commises par l’envahisseur. Le 23 août 1914, à Dinant, l’armée allemande massacre 674 civils et incendie la ville. Andenne, Visé, Aarschot, Louvain et d’autres cités, en Belgique et dans le nord de la France, sont aussi victimes, en août et septembre 1914, de la folie meurtrière des troupes allemandes. L’élan de sympathie à l’égard de la Belgique martyre est intense au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. «La résistance inattendue de la Belgique fait connaître le pays au monde entier», signale l’historienne Laurence Van Ypersele (UCL). Jusqu’à la fin de la guerre, les Alliés auront pour leitmotiv l’écrasement de la « barbarie » allemande. « Pour les écrivains, musiciens et peintres qui multiplient les représentations de ces atrocités, les Allemands incarnent bien le refus total de la morale et de la civilisation », notent les historiens Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becket dans 14-18, retrouver la guerre (Gallimard, 2000).
De même, à Boutcha et dans d’autres localités au nord de Kiev occupées par l’armée russe en mars 2022, des centaines de civils sont victimes d’exécutions sommaires, de viols et d’actes de torture. Les images de rues jonchées de cadavres révulsent les Occidentaux. Leurs dirigeants promettent aussitôt de durcir les sanctions contre la Russie et de renforcer l’aide à l’Ukraine. Les frappes russes sur des hôpitaux et des centres commerciaux ukrainiens susciteront également des condamnations et cristalliseront le sentiment que soutenir Kiev, c’est «défendre la civilisation contre la barbarie». «La brutalité russe a achevé de saper l’idée de valeurs communes entre la Russie et l’Occident, observe l’historienne Anne de Tinguy, autrice de Le Géant empêtré. La Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine (Perrin, 2023). Elle confirme qu’une frontière civilisationnelle a à nouveau émergé à l’est du Vieux Continent.»
Plaine de l’Yser et rives du Dniepr
Dernier événement en date source de réminiscences: les inondations des rives du Dniepr provoquées par la destruction, le 6 juin, du barrage hydroélectrique de Nova Kakhovka. Les circonstances et responsabilités de ce désastre humain, écologique et économique, n’ont, certes, rien de commun avec l’inondation défensive de la plaine de l’Yser qui, fin octobre 1914, a changé en quelques heures le cours de la Grande Guerre. Toutefois, les images de la région de Kherson noyée sous les eaux rappellent celles des polders transformés en marécages. Ce no man’s land créé par les Belges, qui ont ouvert les écluses et les vannes de Nieuport à marée montante et les ont refermées pour empêcher les eaux de redescendre, a stoppé la progression des troupes allemandes, cantonnées sur la rive droite de l’Yser. Le front ne bougera plus jusqu’en 1918.
L’avenir dira quelles conséquences militaires aura la destruction du barrage de Kakhovka, qui a contraint des dizaines de milliers de personnes à fuir la zone sinistrée. Elle a été présentée comme un coup dur porté à la stratégie de contre-offensive ukrainienne préparée depuis des mois. La catastrophe compromet l’objectif potentiel de Kiev de couper les lignes d’approvisionnement russes qui partent de la péninsule de Crimée pour soutenir les troupes stationnées dans le secteur de Zaporijjia et dans le Donbass. A hauteur de la région marécageuse de Kherson, l’inondation complique un peu plus le passage de blindés. Russes et Ukrainiens s’accusent mutuellement d’avoir saboté le barrage, alors que d’autres inondations artificielles ont été provoquées récemment en zone occupée.
La menace sous-estimée
Dès le déclenchement de la guerre en Ukraine, la comparaison avec la Première Guerre mondiale s’impose. Le 24 février 2022 comme le 4 août 1914, jour de l’invasion allemande de la Belgique, la sidération domine. L’agression russe contre son voisin souverain laisse incrédules les dirigeants européens. Des signes précurseurs auraient pourtant dû les alerter: le précédent de l’annexion de la Crimée, le regroupement de forces russes près des frontières de l’Ukraine, l’avertissement des renseignements américains selon lesquels une action militaire sur le sol ukrainien se profile…
Mais le caractère inconséquent d’une invasion d’un Etat de près de 45 millions d’habitants et de plus de 600 000 kilomètres carrés semblait rendre cette aventure militaire improbable. Poutine n’allait pas se risquer à engager son pays dans une guerre néo-impériale d’un autre âge, pensait-on. Il ne pouvait être à ce point irrationnel.
La sidération aussi en 1914
Le passage de la paix à la guerre au milieu de l’été 1914 a également été, pour les populations européennes, un phénomène brusque et inattendu. Winston Churchill écrit dans ses Mémoires que «le printemps et l’été 1914 furent marqués en Europe par une tranquillité exceptionnelle». Il y a, certes, des moments de tension, dont l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc d’Autriche, le 28 juin. Toutefois, les nations européennes ont la conviction que leurs «intérêts communs» prévaudront sur l’exaltation nationaliste et que les différends peuvent être surmontés par la négociation. Très actifs, les mouvements pacifistes tentent de préserver la paix par des moyens juridiques et internationalistes. Il faut attendre la mobilisation partielle de l’armée belge, fin juillet 1914, pour voir surgir un peu d’inquiétude.
«Certains croyaient que la guerre n’arriverait pas si vite, reconnaît l’historien Luc De Vos, auteur de La Première Guerre mondiale (éditions JM Collet, 1997). Ils se référaient aux liens économiques intenses entre Etats européens, relations qui devaient rendre tout conflit impossible.» C’est la thèse défendue par le pacifiste idéaliste Norman Angell, rendu célèbre par son best-seller La Grande Illusion, paru en 1911. Dans les grandes universités, ses partisans assurent que la guerre appartient au passé.
La hantise de l’encerclement
A la veille du conflit, Berlin vit dans la hantise de l’encerclement. L’Allemagne se sent coincée entre, d’une part, les deux grandes puissances coloniales de l’époque – le Royaume-Uni et la France – et, d’autre part, l’immense Empire russe, sorti renforcé des conflits balkaniques. Or, ces trois pays ont formé une alliance militaire, la Triple-Entente, afin d’isoler l’Allemagne (elle-même alliée, au sein de la Triplice, à l’Autriche-Hongrie et à l’Italie).
La Russie de Poutine s’estime menacée par l’élargissement de l’Otan, de même que Berlin avait, avant août 1914, la hantise de l’encerclement.
Aujourd’hui, la peur de l’encerclement se retrouve au Kremlin. La Russie de Vladimir Poutine s’estime menacée par trente ans d’élargissements de l’Otan vers l’est. C’est pour stopper cette avancée que le président russe aurait frappé un grand coup en Ukraine. «Poutine a encouragé l’idée que les Etats-Unis et leurs alliés cherchaient à affaiblir la Russie, voire à la détruire, explique l’historienne Anne de Tinguy. Les soulèvements populaires en Géorgie, en 2003, et en Ukraine, en 2004, ont été interprétés par le Kremlin comme des manipulations occidentales visant à nuire aux intérêts russes.»
Consentement à la guerre
Le choc de l’invasion russe du 24 février 2022 pousse des dizaines de milliers d’hommes et de femmes à rejoindre les rangs de l’armée ukrainienne. La détermination à défendre le sol national est telle que les forces du pays peinent à intégrer rapidement cette masse de volontaires enthousiastes. Dans le même temps, les pays occidentaux et l’Otan portent leur soutien à Kiev à un niveau sans précédent. Il ne faiblira pas.
Cet investissement affectif envers la cause ukrainienne rappelle, une fois encore, le premier conflit mondial. De 1914 à 1918, la guerre a suscité, en Europe, un profond consentement. Le ralliement à la guerre s’est propagé à une vitesse fulgurante. Le 2 août 1914, Londres est encore le théâtre d’une immense manifestation pacifiste. Deux jours plus tard, le Royaume-Uni entre en guerre avec le soutien unanime de la population, catholiques irlandais compris. Ce retournement de l’opinion a eu lieu la veille, après l’ultimatum allemand à la Belgique sur le libre passage des troupes. La décision du roi Albert Ier et de ses ministres de le refuser, et donc de combattre pour l’honneur, sans la moindre chance de succès, est largement appuyée par la population belge.
Albert Ier et Zelensky, hommes providentiels
Volodymyr Zelensky est le visage de l’Ukraine en guerre. Depuis les premières heures de l’invasion russe, le jeune président, vêtu de son habituel tee-shirt kaki, incarne la capacité de résistance de tout un peuple. La mise en ligne, aux premiers jours du conflit, de vidéos le montrant seul dans les rues de Kiev a lancé le « Zelensky Effect ». Ses interventions ont ému les foules et ont eu un impact sur la mobilisation internationale en faveur de l’Ukraine.
Le président Zelensky est le visage de la résistance ukrainienne, tout comme le roi-chevalier Albert Ier fut l’incarnation de la patrie.
De même, Albert Ier est entré vivant dans la légende le 4 août 1914. «Ce jour-là, le souverain se rend au Parlement, où il se place à la tête de la résistance face à l’invasion allemande, raconte Laurence Van Ypersele, autrice de Le Roi Albert, histoire d’un mythe (Quorum, 1995). «Il traverse Bruxelles à cheval sous les ovations de la population. Depuis cette date, le roi-soldat, incarnation de la Nation, n’a plus jamais quitté l’imaginaire collectif.»
Les photos de guerre et cartes postales largement diffusées mettent en scène le thème du roi casqué, seul homme à pouvoir sauver la patrie, alors que la grande majorité du territoire reste occupée jusqu’à la fin de la guerre. Transfiguré par le mythe, le roi-chevalier est «le père de ses soldats, le chef proche de tous, le grand frère d’armes», poursuit Laurence Van Ypersele. Le «héros de l’Yser» est resté, jusqu’à sa mort en 1934, l’identité de la Belgique une et indépendante.
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