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Trois ans de guerre en Ukraine: «En dépit de tous nos efforts, nous risquons quand même de perdre»
C’était la crainte de l’écrivaine Victoria Amelina, tuée en 2023 par les Russes. Une illustration parmi d’autres de l’engagement et du tribut des Ukrainiennes dans la guerre. Désormais documentés.
«Parfois, quand la sirène annonçant un raid aérien retentit, je vais sur le balcon et j’observe les missiles de la défense aérienne s’élever dans le ciel noir qui surplombe les ombres de la ville. Je n’ai plus à surmonter la moindre peur; je n’ai tout simplement plus peur de la mort. J’imagine même toutes mes héroïnes se réunir à mon enterrement: elles sont toutes occupées à lutter pour la justice, alors, une telle occasion serait clairement la seule chance de les rassembler. Je me souviens ensuite que je dois encore finir ce livre, voir mon fils grandir et peut-être même m’engager dans l’armée dans quelques années. Alors, je m’éloigne de cette vue sublime mais dangereuse, et je reprends l’écriture.»
Ces mots sont ceux de Victoria Amelina, écrivaine ukrainienne qui, quand une guerre totale contre son pays a été lancée par Vladimir Poutine le 24 février 2022, a choisi de «mettre au jour la vérité […] et donner une chance à la justice et à une paix durable» en se transformant en enquêtrice sur les crimes de guerre pour l’organisation non gouvernementale ukrainienne Truth Hounds. Elle a troqué le bureau de son appartement pour les caves des zones de guerre libérées. Elle a été tuée à l’âge de 37 ans dans le bombardement par l’armée russe d’un restaurant à Kramatorsk, ville de l’oblast de Donetsk, le 1er juillet 2023.
«Nous rions à gorge déployée comme pour prouver que nous, les Ukrainiennes, sommes toujours là, toujours vivantes.»
Défendre des valeurs
Regarder les femmes regarder la guerre (1) est ce livre inachevé que le comité éditorial chapeautant sa publication a voulu faire paraître avec des phrases incomplètes et des chapitres à l’état de notes, en mémoire de la romancière et de son combat pour l’Ukraine. Il parle des femmes dans la guerre, «pas seulement des combattantes», comme l’avocate Yevheniia Zakrevska devenue soldate dès 2014, mais aussi «des mères, des femmes prisonnières, des femmes qui sont victimes de viol, de torture, de traite […] et aussi d’autres rôles, comme les mères réfugiées qui partent à l’étranger, etc.». On y rencontre de nombreuses personnes vouées à la recherche des preuves des crimes perpétrés par l’occupant russe, de Casanova, l’enquêtrice de terrain qui témoigne sous pseudonyme, à Oleksandra Matviïtchouk, la directrice du Centre pour les libertés civiles et colauréate du prix Nobel de la Paix 2022.
C’est ce document sur ces «femmes en état de siège», comme les qualifie en préface du livre la poète et autrice de La Servante écarlate, Margaret Atwood, qu’offre Victoria Amelina après son décès. Elle y met en avant la singularité du combat des femmes dans la guerre. «Il est frappant de voir à quel point nous rions toutes pendant cette horrible guerre. Nous ne rions peut-être pas tant devant les journalistes étrangers qui s’attendent surtout à être témoins du désespoir ou de l’héroïsme des femmes ukrainiennes. En vérité, parfois fatiguées de pleurer ou de ne pas arriver à pleurer, nous rions à gorge déployée comme pour prouver que nous, les Ukrainiennes, sommes toujours là, toujours vivantes.» Et elle ne cache rien de ces moments de doute. «En dépit de tous nos efforts, nous risquons quand même de perdre», énonce-t-elle dans un passage qui résonne avec l’actualité déstabilisante des négociations américano-russes. Mais elle témoigne aussi et surtout de l’excellence des valeurs dont, quoi qu’il arrive, les Ukrainiennes et les Ukrainiens auront su faire montre.
«Etre une femme dans ce conflit, cela signifie mener deux combats –un pour votre pays, et un autre pour le droit même de le défendre.»
S’engager sur le front
Victoria Amelina est une des figures emblématiques de la résistance des femmes ukrainiennes à l’occupation russe. Une autre égérie de cette lutte est Yana Zalevska, dit «Multyk». Elle s’est illustrée dans un champ d’action fort différent de celui de l’enquêtrice sur les crimes de guerre. C’est son portrait qui fait la couverture du livre Une lettre de l’Est (2) d’Inna Shevchenko. Et il dit tout de la souffrance endurée par les victimes de la guerre dont on ne retient souvent à l’ouest de l’Europe que le bilan chiffré et déshumanisé des pertes de militaires et de civils. Mais que sait-on des blessés et de leur calvaire?
Pilote de drones FPV de la 59e brigade motorisée de l’armée ukrainienne, Yana Zalevska a été blessée à l’est de l’Ukraine lors d’une attaque de l’occupant. «Le drone m’avait aspergée de métal, de minuscules éclats maintenant incrustés dans tout mon corps, comme des sortes de paillettes de shrapnel», décrit-elle dans les mots d’Inna Shevchenko. Son visage, son torse, ses membres en sont parsemés. Et pourtant, la résilience l’emporte, comme chez beaucoup d’Ukrainiennes. «C’est une sorte de blague à l’humour noir, j’imagine –me voilà, me sentant plus à l’aise dans ce corps marqué et troué que je ne l’ai jamais été quand tout était lisse et intact. Et peut-être que c’était la dernière libération. La guerre m’a pris beaucoup, mais elle m’a donné cela.»
L’autrice d’Une lettre de l’Est nourrit son récit des témoignages d’une trentaine au moins de femmes pour signifier le parcours de l’Ukrainienne lambda, soumise à l’occupation dans Kherson, fuyant la ville par les routes sous la menace des militaires aux checkpoints, tiraillée entre ses obligations de mère et son besoin d’aider son pays, œuvrant dans l’aide humanitaire, un peu perdue dans Kherson libérée, se heurtant au machisme de la structure militaire, finalement enrôlée et envoyée sur le front pour guider des drones dont les missions, tant que possible, éviteront sous son contrôle les pertes civiles… L’Ukrainienne engagée dans la guerre d’Inna Shevchenko est confrontée à des dilemmes.
«Etre une femme en temps de guerre, c’est habiter deux mondes à la fois –un cosmos façonné par la peur et la résilience. Vous protégez vos enfants avec une férocité instinctive, vous vous protégez de la violence, et vous affrontez les jugements des autres, qui tombent comme des pierres. Si vous partez, on vous accuse de lâcheté; si vous restez, on vous reproche de mettre vos enfants en danger. La survie elle-même devient un terrain de bataille morale, un équilibre précaire entre la sécurité et le devoir», témoigne l’héroïne d’Une lettre de l’Est, mère de la petite Solomiya.
Etre une femme dans ce conflit, «cela signifie mener deux combats –un pour votre pays, et un autre pour le droit même de le défendre. Cela signifie avancer dans le feu, pour se faire dire que les flammes ne vous sont pas destinées. Regarder des armes être distribuées à des garçons qui peuvent à peine les tenir, à des hommes qui les détestent, alors que vous, debout, prête, brûlante, les poings serrés, on vous dit encore « pas toi »», déplore celle qui veut rentrer dans la troupe et servir son pays.
La confrontation avec les recruteurs de l’armée est, à elle seule, éloquente. « »Vous n’appartenez pas à la guerre » ont-ils dit. Appartenir. Ce mot s’est logé en moi, comme un éclat sous la peau, rongeant, s’infectant. Ce n’était pas seulement un refus; c’était un effacement, et je le sentais me dévorer tout entière. […] « Les Russes sont venus chez moi et m’ont dit que je n’appartenais pas à ce lieu. Je vous dis que je veux les combattre, et vous me répondez que je n’ai pas ma place dans ce combat ? » […] Alors, à quel endroit est-ce que j’appartiens?», s’exclame la future pilote de drones.
Le livre d’Inna Shevchenko décrit avec brio «le cri des vies qu’on a tenté d’éteindre, mais qui éclatent pour exister». Il évoque aussi cette autre face des conséquences de l’engagement des Ukrainiennes dans la résistance à l’ennemi, «ces viols (qui) n’étaient pas des actes isolés de cruauté –ils étaient une stratégie, un moyen de nous détruire de l’intérieur, chaque horreur étant une arme pointée contre notre communauté, contre notre survie».
Se perdre dans le désespoir
Dans Mes femmes (3), écrit par Yuliia Iliukha, d’autres destins d’Ukrainiennes complètent cet éventail de la lutte au féminin, de ses exploits et de ses souffrances, parfois loin du front. C’est tantôt une habitante de zone occupée dénoncée par ses voisins pour des litiges étrangers au conflit, tantôt une femme qui cherchant la paix dans l’alcool «ne trouvait que la douleur, la colère, les larmes». C’est ici une autre «qui masquait un trou noir dans son âme (NDLR: la disparition de son mari) et mettait tous les jours du rouge sur ses lèvres», ou là-bas une citoyenne qui a reconnu son fils sur une vidéo de prisonniers diffusée par un canal Telegram russe, puis «a planté ses dents dans son poing, pour ne pas hurler», ou encore une Ukrainienne «qui a regardé les ruines de la ville de son enfance de ses yeux secs, puis elle a ajusté son arme […] et s’en est allée doucement rejoindre les siens».
Trois ans après le début de la guerre meurtrière et dévastatrice de Vladimir Poutine dont certains en Occident veulent l’absoudre, on commence seulement à découvrir le tribut payé par les femmes. Il était temps de le documenter.
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