Quelle est la limite ultime avant d’être considéré comme cobelligérant? La réponse de deux experts
Ardemment demandé par Zelensky, l’envoi de matériel militaire lourd vers l’Ukraine s’invite depuis plusieurs semaines au centre des interrogations occidentales. Avec la menace de devenir cobélligérant. Quelle est la réelle signification de ce terme? Décryptage avec Estelle Hoorickx et Alain De Neve, chercheurs à l’Institut Royal Supérieur de Défense.
Dès que l’on évoque l’envoi de matériel occidental, la crainte de devenir cobélligérant au conflit pèse sur les décisions. Comment définir cette notion, et où se situe la limite ?
Estelle Hoorickx : Etre cobélligérant, c’est une terminologie qui n’a pas de signification précise. Le concept est régulièrement utilisé du côté russe pour menacer les Occidentaux, dès qu’il y a une nouvelle aide. Mais juridiquement, il n’est pas défini. Pour l’instant, l’Occident n’est pas partie prenante au conflit. Donner des armes à l’Ukraine pour leur permettre de repousser l’invasion illégale des Russes et de pouvoir assurer sa souveraineté telle que prévue dans la charte des Nations Unies, c’est tout à fait légal. Pour être en cobélligérance, il faudrait des soldats occidentaux sur le terrain en Ukraine. C’est la limite. Or, elle n’a pas été franchie.
Les messages que Poutine fait passer, c’est beaucoup de gesticulation et de menaces. Dès qu’il sent un nouveau soutien occidental envers les Ukrainiens, il veut faire peur. Il induit l’idée de représailles : c’est de la communication stratégique. Faire peur à la population occidentale, mais aussi manipuler sa propre population. La rhétorique, c’est que l’Occident « collectif », terme régulièrement employé par le Kremlin, en voudrait à la Russie et l’attaquerait.
De toute façon, Poutine est suffisamment occupé avec l’idée d’une nouvelle grande offensive dans les semaines/mois qui suivent. On voit que les Russes sont remobilisés et se préparent à quelque chose. Mais de là à aller attaquer au-delà de l’Ukraine, ce n’est pas leur préoccupation première.
Alain De Neve : La limite, c’est ce qu’il y a dans la tête de Poutine. On peut débattre tant qu’on veut sur la notion de cobélligérance. Mais c’est de la glose pour juristes. Le seul critère pour savoir si on est considéré comme cobélligérant ou non, c’est uniquement la tête de Poutine qui le décidera. Pour l’instant, selon lui, on l’est pas encore tout à fait, même si on sent de grandes réticences.
Ce débat était déjà présent lors des menaces nucléaires. La réponse occidentale, c’est de dire « envoyez toutes les menaces que vous voulez, mais pour l’instant, ce que l’on voit, c’est que vous n’avez pas ouvert vos silos à missile, vous n’avez pas préparé le déploiement d’armes stratégiques, donc tout ce que vous dites, c’est du bluff. » Pour l’instant, on est toujours dans ce bluff, y compris dans le domaine conventionnel.
L’attitude de Poutine a-t-elle évolué sur la question de cobélligérance ?
Alain De Neve : Quand on entend Poutine dire que des chars allemands menacent la Russie, cela fait partie d’une nouvelle volonté russe de transformer le label original de l’opération militaire spéciale à une guerre populaire, dans laquelle tous les citoyens russes auraient leur rôle à jouer, au travers de plusieurs phases de mobilisation. Ce message-là, de cobélligérance, il est donc avant tout destiné à faire réagir la population russe pour la convaincre de s’engager.
On savait qu’il allait y avoir une manipulation narrative et historique autour des chars allemands, c’était inévitable. Toujours est-il que dans la tête de Poutine et des responsables politico-militaires russes, il semble qu’on ne soit pas encore considéré comme cobelligérants. Du côté occidental, il y a quand même un renseignement actif qui permet de jauger ce que pourrait être la réaction de Poutine par rapport aux différents types d’aides. Le curseur de régulation des Occidentaux, c’est le nombre de chars : il a été fixé à 200 grand maximum. Et comme évoqué, ce n’est pas ce nombre qui va fondamentalement modifier la situation sur le terrain.
Le conflit pourrait tout de même s’étendre sous d’autres formes que purement militaires ?
Estelle Hoorickx : Oui. S’il y a une chose à craindre dans l’idée d’extension du conflit, il s’agirait plutôt -et ce n’est pas une nouveauté- d’une guerre hybride que mènerait la Russie vis-à-vis de l’Occident. On ne parle donc pas d’attaques militaires directes. Mais bien ce qu’on appelle une « guerre du seuil », c’est-à-dire utiliser d’autres moyens que militaires : cyberattaques, désinformation, ingérences. De ce point de vue-là, on est en plein dedans. Dans une guerre, il faut tout prendre au sérieux. Mais il faut également relativiser entre ce qui est dit -on l’a vu avec les menaces nucléaires- et ce qui est fait sur le terrain.
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