« Poutine ne doit plus avoir peur que d’une chose, que ses militaires se retournent contre lui » (entretien)
Le futur du groupe Wagner doit être dissocié de celui de son patron, analyse l’expert militaire Patrick Wouters. Conserver un groupe de mercenaires à sa main est doublement utile pour Poutine.
Evgueni Prigojine, le patron de la société militaire privée Wagner qui combat aux côtés de l’armée russe en Ukraine, affirmait, le 23 juin, que des campements de ses hommes ont été bombardés par celle-ci, faisant de nombreux morts. Il en impute la paternité au ministre de la Défense Sergueï Choïgou. C’est l’étincelle qui pousse Prigojine à lancer sa marche sur Moscou pour «stopper» ceux qui ont «la responsabilité militaire du pays». Revue des conséquences militaires de ce coup de force avorté avec Patrick Wouters, chercheur à la Brussels School of Governance (VUB et Vesalius College).
L’état-major militaire et Vladimir Poutine voulaient-ils se débarrasser d’Evgueni Prigojine et du groupe Wagner?
Se débarrasser de Prigojine, oui. Se débarrasser de Wagner, c’est l’avenir qui le dira. L’attaque présumée du camp des hommes de Wagner, au moyen de missiles, était-elle une provocation? Ses auteurs ont-ils sous-estimé la réaction fulgurante qu’elle a suscitée de la part d’Evgueni Prigojine? Je pense que c’est parce qu’il a eu le sentiment qu’il allait perdre le contrôle de Wagner qu’il a lancé sa marche sur Moscou. Le chef de Wagner a dû faire cette analyse sur la base d’une série de faits. Le ministre de la Défense Sergueï Choïgou a essayé de prendre le contrôle de ses mercenaires en décrétant qu’ils étaient tenus désormais de signer des contrats individuels avec son ministère. La hiérarchie militaire n’a pas ménagé ses efforts pour priver ses hommes de munitions et pour les couper des lignes logistiques. A cela s’est ajoutée l’attaque du camp de ses hommes le 23 juin… Evgueni Prigojine, lui-même, ne s’est pas privé, depuis la prise de Bakhmout par ses troupes, de critiquer avec constance Sergueï Choïgou et Valeri Guerassimov, ce qui a dû les pousser à passer à l’action. Mais désormais le futur de Wagner doit être dissocié de celui d’Evgueni Prigojine. Son bannissement au Bélarus en est un indice.
Comment récupérer les hommes de Wagner tout en les déliant de leur fidélité à Evgueni Prigojine? C’est le défi du pouvoir russe.» – Patrick Wouters, chercheur à la Brussels School of Governance.
L’idée serait-elle d’intégrer les hommes de Wagner au sein de l’armée?
C’est une des hypothèses. Mais une autre me semble plus crédible. Intégrer les mercenaires de Wagner dans l’armée aurait deux conséquences négatives. Le pouvoir perdrait cette carte qui permet de démentir d’être impliqué dans certaines opérations. Ensuite, proposer des contrats aux mercenaires au sein de l’armée créerait un différentiel de traitement avec les soldats ordinaires, ce qui saperait le moral de la troupe et provoquerait une instabilité interne au sein de l’armée. Dans l’hypothèse du maintien du groupe Wagner, il s’agirait d’ôter sa direction à Evgueni Prigojine, de lui substituer un responsable qui serait un sous-fifre de Poutine, et de continuer ainsi à pouvoir utiliser un corps de mercenaires. Une variante serait de dissocier les opérations de Wagner en Afrique et en Amérique du Sud de celles en Ukraine et en Russie, de créer deux entités, et de laisser Prigojine à la tête de la division extérieure, à condition qu’il se tienne tranquille au Bélarus…
Le rôle d’un groupe comme Wagner est-il important dans la guerre en Ukraine?
Absolument. Le groupe Wagner a démontré qu’il utilise une violence particulière. Vladimir Poutine peut lui confier des tâches qu’il peut difficilement demander à l’armée régulière. La présence d’une société de mercenaires lui permet aussi de mettre l’institution militaire sous pression pour démontrer, le cas échéant, qu’elle n’est pas suffisamment efficace et la forcer à améliorer ses performances.
Peut-on déduire de la séquence que Poutine maintient sa confiance en Sergueï Choïgou et en Valeri Guerassimov?
La confiance était déjà sapée par les événements précédents et par l’inefficacité perçue par Poutine. Dans cette optique, Wagner et Prigojine l’aidaient à démontrer que l’armée n’était pas l’outil le plus pointu de son arsenal. Il va essayer de poursuivre cet exercice de balance des forces. Aujourd’hui, Vladimir Poutine ne doit plus avoir peur que d’une chose pour son régime, c’est que les militaires se retournent contre lui. Il a toujours joué avec une deuxième carte en main. C’est un élément de plus pour justifier de garder sous sa coupe un groupe comme Wagner.
On l’a vu avec le coup de force du 24 juin, n’est-ce pas jouer un jeu dangereux?
Il doit évaluer l’équilibre des forces entre ses deux armées. C’est effectivement marcher sur une corde raide. Mais mettre tous ses œufs dans le même panier est encore plus dangereux. Vladimir Poutine en avait usé adroitement jusqu’il y a peu. Il a sans doute sous-estimé l’ego et les ambitions politiques d’Evgueni Prigojine.
Qu’est-ce qui a fait reculer Prigojine?
Quoi qu’on dise de lui, je crois que Prigojine est un patriote. Il a pensé que l’armée, hors sa hiérarchie, allait appuyer sa marche vers Moscou. Mais quand il s’est rendu compte que les forces un peu plus contrôlées et contrôlables par Poutine, comme le FSB, s’élevaient contre lui et qu’il n’avait plus la voie libre, il a dû penser qu’affronter des soldats de l’armée le priverait du soutien populaire qu’il avait réussi à susciter. On a pu vérifier ce soutien, notamment à Rostov. Les mots durs que Vladimir Poutine a formulés à son égard l’ont sans doute aussi convaincu qu’il avait perdu tout soutien de sa part. Il a présumé de ses forces. Il a joué au poker, il a bluffé, et il a perdu.
Dans quelle mesure cet épisode affaiblit-il Poutine dans la guerre en Ukraine?
L’opération de Prigojine a sapé le raisonnement que Vladimir Poutine avait développé auprès du peuple russe pour justifier la nécessité et l’utilité de l’«opération militaire spéciale» en Ukraine. Evgueni Prigojine a affirmé à plusieurs reprises dans ses vidéos que l’argumentaire fondé sur la menace d’une invasion ukrainienne appuyée par l’Otan était erroné et qu’il fallait chercher les mobiles de l’invasion dans l’ambition du ministre de la Défense Sergueï Choïgou, favorisée par certains oligarques.
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