Pourquoi l’Ukraine aurait pu s’effondrer dès juin: «L’aide américaine était plus urgente qu’on ne le pense»
L’aide américaine de 61 milliards de dollars pour l’Ukraine était «vitale, plus qu’on ne le pense». En grande partie constitué de munitions, ce package made in USA devrait permettre à l’armée ukrainienne de maintenir ses positions sur la ligne de front. Pas encore de quoi envisager une reprise de terrain conséquente, selon deux experts. Les livraisons, elles, seront assez rapides. Les Etats-Unis ayant déjà placé des réserves prêtes à l’emploi en Europe.
C’était probablement l’enveloppe la plus attendue de l’année. Les 61 milliards de dollars d’aide américaine, finalement validés par le Congrès après une farouche opposition républicaine, étaient ardemment désirés par l’Ukraine (et l’Europe).
«Cette aide renforce l’Ukraine et envoie au Kremlin un signal fort: notre pays ne sera pas un deuxième Afghanistan», a déclaré, soulagé, le président Zelensky. «C’est un soutien qui sauvera des milliers de vies». Une partie des troupes, «épuisées», doivent être «remplacées», a-t-il ajouté. «Mais ces nouveaux soldats doivent avoir du matériel».
Une urgence vitale pour l’Ukraine
Principal soutien militaire de l’Ukraine, les Etats-Unis n’avaient pas adopté de grande enveloppe pour leur allié depuis près d’un an et demi. Le déblocage survenu ce week-end était donc devenu urgent, estime Wally Struys, professeur émérite à l’Ecole Royale Militaire (ERM) et spécialiste en économie de la défense. «Si les Ukrainiens n’avaient pas reçu cette enveloppe, l’issue de la guerre aurait été très négative pour eux dans le courant de l’été/début de l’automne», prédit-il. L’expert se garde cependant de toute euphorie. «Cette aide ne signifie pas que l’Ukraine va gagner la guerre, ni reprendre la main offensivement. Mais elle lui permet de résister et de maintenir ses positions, durant plusieurs mois voire un an». Pour le professeur, les 61 milliards ne suffiront donc pas pour reconquérir les territoires perdus.
Pour Sven Biscop, politologue et spécialiste des questions de défense (UGent et Institut Egmont), «cette aide devenait extrêmement urgente, plus qu’on le pense. Elle était vitale. Sans quoi l’Ukraine n’aurait plus été en mesure de tenir longtemps. Elle doit déjà rationner ses munitions. Et ce n’est pas en procédant de la sorte qu’on gagne des batailles.»
Cette aide devenait extrêmement urgente, plus qu’on le pense. Elle était vitale. Sans quoi l’Ukraine n’aurait plus été en mesure de tenir longtemps.
Sven Biscop
UGent et Institut Egmont
Pour le politologue, les défenses ukrainiennes étaient en fait sur le point de craquer. «C’était une réelle possibilité. Et ça le reste. Il ne faut pas se faire d’illusions. L’aide est une bonne chose mais elle arrive tardivement. En ce moment, l’équilibre militaire penche en faveur des Russes. Il n’est pas exclu que les troupes de Poutine remportent des victoires prochainement, malgré cette aide massive. A ce stade, l’important est que l’Ukraine puisse tenir la ligne de front actuelle face à l’offensive russe attendue au début de l’été. On ne parle donc pas de libérer certains territoires.»
Wally Struys abonde. Oui, les défenses ukrainiennes étaient (sont) en grandes difficultés. «Sans l’aide américaine, la survie de l’Ukraine n’était plus une question d’années, mais plutôt une question de mois. A l’heure actuelle, les Ukrainiens tirent à peine 10% du nombre de munitions qu’ils tiraient il y a six mois. Ils perdent du terrain petit à petit. Avec cette aide, ils peuvent à nouveau espérer maintenir leurs positions, et peut-être engranger des petits succès locaux. Mais pas de percées importantes.»
Des répercussions rapides pour l’Ukraine?
Si l’enveloppe est enfin débloquée, reste à savoir si ses répercussions seront visibles sur le terrain dans un délai raisonnable. Ou du moins, avant une potentielle offensive russe annoncée pour juin. A cet égard, les avis sont rassurants. «Les capacités logistiques des Américains sont formidables. Pour la livraison des munitions de 155 mm (des obus d’artillerie, NDLR.), on parle d’un délai de quelques jours, une semaine maximum. Pour les autres systèmes (comme les Patriot, ardemment réclamés par l’Ukraine), la durée de livraisons sera plus longue», indique Wally Struys.
Les capacités logistiques des Américains sont formidables. Pour la livraison des munitions, on parle d’un délai de quelques jours, une semaine maximum.
Wally Struys
ERM
«Les Américains avaient déjà des stocks prêts à servir, en Europe, assure Sven Biscop. Ils peuvent désormais les transférer en Ukraine assez rapidement. Pour la première partie, on parle de quelques semaines», assure-t-il.
Que contient l’enveloppe?
Mais au fait, que réserve concrètement cette enveloppe? Si les Américains gardent une discrétion intentionnelle quant à la composition précise des livraisons, celles-ci contiennent «principalement des munitions et des systèmes des missiles à moyenne et longue portée», avance Wally Struys.
Ces derniers étant les éléments les plus onéreux du package, ils ne seront donc pas si nombreux, en comparaison avec les obus de 155 mm. «Mais il convient d’estimer l’aide de façon qualitative et non quantitative. D’autant plus que dans les 60 milliards, on ne retrouve pas que des armes: ils englobent aussi des soutiens logistiques et humanitaires, ainsi qu’une aide à la reconstruction. Pour le reste, les Américains se veulent discrets quant au contenu total de ce qui sera acheminé en Ukraine», souligne le professeur en économie de la guerre.
Pour Sven Biscop, la base de l’aide, «ce sont des munitions, c’est une certitude». C’était d’ailleurs la priorité numéro un clamée par l’Ukraine, qui souffrait, sur une grande partie du front, de «famine des obus».
En marge de coup de boost américain, les Européens essaient, eux aussi, de monter en puissance. «Ils ont promis des munitions, qui arriveront avec un certain délai car l’industrie de défense européenne n’est pas aussi performante que l’américaine», compare Wally Struys.
«L’aide américaine va graduellement diminuer»
Cette aide démontre aussi à Poutine que le soutien occidental reste sérieux. «Mais psychologiquement, c’est surtout un remontant moral pour les soldats ukrainiens sur le front et la population civile».
Trouble-fête redoutée, la possible réélection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis pourrait sonner le glas de l’aide américaine. Et faire de cette enveloppe de 61 milliards une des dernières avant un bon moment. «Avec Trump, on ne sait jamais ce qui peut se passer, commente Wally Struys. S’il avait maintenu la position -et la pression sur les Républicains- qu’il tenait il y a une semaine, les 61 milliards n’auraient jamais été votés. Or, 45% des Républicains ont voté en faveur de l’aide. Il y a quinze jours, ce pourcentage était beaucoup plus faible. Trump s’est donc un peu laissé faire, notamment en raison d’une forte pression européenne».
Une rencontre entre le président polonais et Trump, la semaine dernière en Floride «est peut-être un des éléments qui a pesé dans la balance. Les Polonais sont bien considérés par les Américains, car ils achètent une grande partie de leur matériel militaire aux Etats-Unis. L’industrie de défense américaine gagne à ne pas se mettre la Pologne à dos», analyse Wally Struys.
Pour Sven Biscop, on ne peut cependant pas dire que cette aide est un coup dur pour Poutine, car elle arrive in extremis et illustre les hésitations occidentales. «C’est une grande erreur des Occidentaux d’avoir attendu aussi longtemps. L’aide a été bloquée à cause jeux de politiques aux Etats-Unis, ce qui est impardonnable. Pour l’Europe, c’est différent: on ne donne rien, car on n’a rien, déplore-t-il. Le Vieux continent peine à augmenter significativement sa production.»
Une aide américaine de cette envergure pourrait donc se faire rare dans le futur. «L’Europe doit se préparer à reprendre le gros de l’effort. Même si Biden est réélu, l’aide américaine va diminuer graduellement. Ou brusquement, si Trump l’emporte. Peu importe le scénario, les Européens doivent se préparer.»
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