L’Ukraine en difficulté sur plusieurs fronts: «La stratégie russe n’est pas sophistiquée mais elle fonctionne»
Malgré son incursion réussie à Koursk, l’Ukraine apparaît de plus en plus en mauvaise posture, alors que la Russie avance lentement mais sûrement dans l’est. A moins que Kiev ne cache son jeu pour mener une opération surprise.
De Kiev à Kharkiv en passant par Lviv, toute l’Ukraine a dû faire face à un déluge de feu ce lundi 26 août. «Au moins 127 missiles et 109 drones» russes ont frappé le pays, affirme le président Volodymyr Zelensky. Soit la plus grosse attaque impliquant ce type d’armes depuis le début de la guerre, renchérit même Mykola Olechtchouk, commandant des forces aériennes ukrainiennes.
Si les autorités locales n’ont recensé que quatre morts, la Russie visait surtout à détruire les infrastructures énergétiques. L’hiver se profile, et Moscou veut rendre la vie difficile aux Ukrainiens, autant sur le plan moral qu’économique. La même tactique a été appliquée en 2022 et 2023 mais ici, l’ampleur de l’attaque est révélatrice d’une évolution stratégique dans le conflit. «Les Russes ont choisi de remplir leurs stocks de missiles et de drones pendant des mois, d’où cette vague particulièrement violente, avec des attaques plus précises par rapport aux années précédentes», analyse le lieutenant-colonel Tom Simoens, professeur d’histoire militaire à l’Ecole Royale Militaire (ERM).
Koursk: un coup d’épée dans l’eau?
Mais il ne s’agit pas de la seule mauvaise nouvelle à laquelle doit faire face Kiev. Du côté de Koursk, le front ne semble plus bouger. Alors oui, même si cette invasion ukrainienne en Russie devait s’arrêter là, la surprise a été totale. L’expert de l’ERM pense même que Moscou aurait pu envoyer ses missiles de lundi plus tôt que prévu, à une date plus éloignée de l’hiver, dans le but de marquer les esprits. Un peu comme si le président Vladimir Poutine se devait de riposter pour faire oublier ce revers.
«Mais est-ce que cette incursion aura un grand effet stratégique sur la guerre? J’en doute», réagit Sven Biscop, politologue spécialisé dans les questions de défense à l’UGent et à l’Institut Egmont. Idem pour Tom Simoens: «J’ai l’impression que les Ukrainiens espéraient que cela allait pousser les Russes à envoyer des troupes reprendre ce territoire, en retirant des soldats du Donbass. Pour l’instant, cela ne semble pas se produire, et la zone prise à Koursk n’a pas assez de valeur ajoutée pour servir de monnaie d’échange.»
Pokrovsk dans la ligne de mire de Moscou
Kiev ne cracherait pourtant pas sur un apaisement dans le Donbass. Si une bonne partie du front n’a pratiquement pas bougé dans cette région depuis fin 2022 (hormis la prise de Bakhmut par la Russie), Moscou a réussi cette année à réaliser une petite percée à proximité de Donetsk. Après avoir pris la ville d’Avdiïvka en février, ses soldats ont avancé de 25-30 km vers l’ouest. Une zone seulement occupée par quelques villages, mais qui permet désormais de s’approcher d’une des quelques villes du Donbass encore sous contrôle ukrainien: Pokrovsk. Depuis la semaine dernière, les habitants ont commencé à évacuer les lieux.
«La Russie concentre ses efforts dans des endroits spécifiques comme celui-là», remarque Sven Biscop. Un effet bulldozer face auquel les défenses ukrainiennes ont du mal à tenir. «Apparemment, des tranchées et des fossés antichars sont aménagées dans Pokrovsk, constate Tom Simoens. Mais vont-ils s’engager dans un combat en zone urbaine? A Bakhmut, cela s’est soldé par énormément de morts, certes surtout côté russe, mais aussi beaucoup côté ukrainien. Plusieurs analystes sont d’avis que ce n’est pas une bonne idée de miser sur des combats urbains.» Surtout que Moscou dispose d’un réservoir d’hommes plus important que Kiev.
«On doit s’inquiéter pour l’Ukraine», juge Sven Biscop, même s’il s’interroge sur la capacité de la Russie non seulement à créer une brèche mais aussi à l’exploiter pour pouvoir continuer sur sa lancée. «Vu le manque d’entraînement de leurs soldats et la faible qualité de leurs forces, les Russes ne peuvent pas faire de grandes avancées, remarque son collègue de l’ERM. Ils bombardent, puis envoient des fantassins à pied ou en moto, et c’est tout. Ça fonctionne, mais ce n’est pas très sophistiqué.»
Kiev peine à mettre à mal le Kremlin
Face à l’adversité, l’Ukraine tente des coups stratégiques. Si Moscou envoie des drones sur ses installations énergétiques, elle fera de même en sens inverse. Plusieurs infrastructures pétrolières et gazières ont été visées en Russie dernièrement, parfois jusqu’en Sibérie. Des perturbations somme toute assez faibles. Car si les drones ukrainiens sont désormais aussi nombreux que ceux russes, leur efficacité reste moindre et ils sont facilement détruits, rappelle Tom Simoens. Mais l’Ukraine n’a pas d’alternative plus efficace, puisque les missiles américains et français ne peuvent pas être utilisés contre la Russie.
Autre idée de Kiev: déployer ses troupes dans une zone délaissée par la Russie au profit de Pokrovsk, à savoir celle de Koupiansk, au nord du Donbass. Pour l’instant, elle n’a pas trouvé la faille lui permettant d’y réaliser une percée. Les défenses russes y sont installées depuis deux ans, et l’aide occidentale se révèle insuffisante pour les déloger. «L’Ukraine ne voit arriver nos livraisons d’armes qu’au compte-goutte et nos capacités de productions militaires sont encore trop limitées pour que Kiev soit dans une position confortable, se désole Sven Biscop. C’est vraiment un problème que l’Occident doit résoudre.»
Un front biélorusse?
En parallèle, la Biélorussie, un proche allié de Poutine, mène actuellement des exercices militaires non loin de sa frontière avec l’Ukraine, c’est-à-dire à une centaine de kilomètres de Kiev. Une manœuvre qui incite Zelensky à enlever des soldats du front pour protéger la capitale, analyse Sven Biscop. Probablement pour rien puisque selon lui, une invasion biélorusse est très improbable.
Tom Simoens est d’accord, mais cette situation l’amène à émettre une hypothèse. Ces derniers jours, Kiev a mis Minsk en garde contre ses mouvements de troupes menaçants. Est-ce que la prochaine étape serait tout simplement d’attaquer la Biélorussie? «Je n’ose pas l’exclure, dit-il. Ce serait une cible facile. Tous leurs stocks d’armes ont été donnés à Moscou et le pays est très peu préparé. Le président Loukachenko devrait réagir, peut-être en faisant appel à des troupes russes. Mais cela pourrait inciter la population biélorusse à se soulever contre le régime. Si cela marche et qu’un régime pro-occidental s’y installe, il y aurait une crise au Kremlin. Je ne dis pas que c’est ce que Kiev va faire, mais on voit que l’Ukraine tente d’autres approches de la guerre. Je suis encore surpris par leur initiative à Koursk. Est-ce que cela ferait partie d’une opération plus large? La question se pose.»
Le professeur de l’ERM estime que Kiev mise sur une déstabilisation de la Russie sur le long terme. «A mon avis, l’idée est d’accepter de perdre un peu de territoire, mais de l’emporter in fine, ajoute Tom Simoens. Dans l’espoir que tôt ou tard, les Russes parviennent à la conclusion que la guerre ne peut pas être gagnée, ou qu’un renversement du régime se produise. C’est la seule approche réaliste en l’état.»
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