L’incursion ukrainienne en Russie est un changement stratégique rare: «stupéfaction» et… «cessez-le feu»?
L’incursion ukrainienne dans la région russe de Koursk marque un changement de cap stratégique. Pour l’Ukraine comme pour la Russie, le coup n’est pas sans risque. Cache-t-il des intentions diplomatiques?
Comme dans du beurre. En l’espace de quelques jours, l’armée ukrainienne a réalisé une incursion surprise en Russie. Avec une facilité déconcertante. Plus de 1.000 kilomètres carrés, dont 74 localités, ont déjà été conquis dans la région de Koursk. A s’y méprendre, les rôles semblent ici totalement s’inverser. Les civils russes fuient, pendant que les hommes de Zelensky accumulent les prisonniers.
Coup de génie stratégique ou feu de paille, l’opération est d’ores et déjà historique, puisqu’elle est la première percée d’envergure d’une armée étrangère sur le territoire russe depuis la seconde guerre mondiale.
Incursion ukrainienne en Russie: quels buts?
Militairement, elle force la Russie à désengager certaines de ses forces du front ukrainien pour les remobiliser en Russie. Si l’incursion se poursuit, elle pourrait créer un déséquilibre majeur, mais aussi établir une zone «tampon», qui repousserait de facto les Russes et leurs attaques aériennes de la ligne de front. Enfin, et selon les termes du président Zelensky, elle «amène la guerre» en Russie. Une tactique appliquée afin de (peut-être) rééquilibrer le rapport de force en vue de futures négociations… et faire basculer une partie de l’opinion publique russe.
«Pour les Ukrainiens, cette incursion est une manière de reprendre l’initiative, alors qu’ils connaissent des difficultés dans le Donbass depuis plusieurs mois, commente Raoul Delcorde, ambassadeur honoraire de Belgique (Suède, Pologne et Canada) et professeur de relations internationales (UCLouvain). C’est aussi une façon de prouver -et c’est bon pour le moral- que la Russie n’est pas inattaquable, qu’on peut lui infliger des pertes et occuper une portion -même réduite- de son territoire», poursuit-il.
Symboliquement, l’oblast de Koursk est très spécial pour la mémoire historique russe. Un choix probablement délibéré du côté ukrainien. «La région fut le terrain de la plus grande bataille de chars de l’histoire durant la deuxième guerre mondiale. En revanche, cet épisode nourrit la rhétorique russe selon laquelle l’incursion est une répétition de l’agression de l’Allemagne nazie», observe Raoul Delcorde.
Incursion en Russie: audace et plafond de verre brisé
Sur le plan géostratégique, le fait qu’une puissance nucléaire (théoriquement capable de «sanctuariser» son territoire) se fasse attaquer sur ses terres par une puissance non nucléaire relève d’un cas de figure très rare. Le seul précédent historique connu remonte à la guerre des Falklands (1982), entre la Grande-Bretagne et l’Argentine. «L’incursion ukrainienne est donc assez osée, audacieuse. Elle installe les Ukrainiens en position de force, même s’il paraît peu probable qu’ils occupent cette portion de territoire dans la durée», affirme le spécialiste des relations internationales.
Longtemps, les alliés de l’Ukraine lui avaient demandé de ne pas attaquer le territoire russe. Ce plafond de verre est désormais brisé… avec des armes occidentales. Sous l’approbation des Etats-Unis, qui ont certainement donné leur feu vert avant l’opération. En Europe aussi, l’opinion semble favorable. Le ministère allemand de la Défense estime que dans certaines situations, il est légitime que l’Ukraine envoie des troupes sur le territoire russe. «On assiste clairement à un changement stratégique, pointe Raoul Delcorde. Prochainement, si l’Ukraine envoie des F-16 ou des missiles à longue portée sur le territoire russe, on passerait alors dans une autre dimension de la guerre.»
L’opération militaire remet également en question le discours ukrainien, plaintif du manque de moyens, mais désormais en capacité de déplacer des combats à haute intensité hors de son territoire. L’Ukraine dispose-t-elle dès lors de plus de moyens qu’elle ne le laisse penser? Difficile d’y répondre avec certitude. Si elle manque de masse, l’Ukraine dispose de moyens de plus en plus qualitatifs, grâce aux aides occidentales. L’opacité et l’ambiguïté stratégique volontaires des Occidentaux laissent toujours planer le doute quant aux capacités réelles perçues par les Ukrainiens. La victoire ou non des démocrates aux élections US de novembre déterminera grandement de la pérennité de ce soutien.
Dimension diplomatique?
L’idée selon laquelle cette action cache une dimension diplomatique -afin de mettre l’Ukraine dans une position plus confortable lorsqu’elle sera à la table des négociations- est à prendre avec des pincettes, selon Raoul Delcorde. «Etablir une concomitance directe entre cette incursion stratégique et la volonté de mettre en place un levier diplomatique paraît peu prudent. On ne parlera probablement pas de négociations concrètes avant l’automne. D’ici là, les Ukrainiens auront sûrement quitté l’oblast de Koursk.»
Toutefois, la victoire morale pour l’Ukraine est déjà acquise, dans un contexte où Zelensky a récemment connu des difficultés pour mobiliser ses troupes. «On imagine difficilement les Russes se retirer complètement de l’est de l’Ukraine ou de la Crimée. Dès lors, les futures négociations porteront plus que probablement sur un cessez-le-feu, et pas un accord de paix», prédit Raoul Delcorde.
Quels risques pour l’Ukraine et la Russie?
L’action ukrainienne est une lame à double tranchant. Une réaction disproportionnée de Poutine, en guise de vengeance, n’est pas à exclure. «Bien sûr, Poutine est vexé. Il y a un effet de sidération, aussi bien chez le président que dans la population, mieux informée qu’on ne le pense. Le risque encouru par l’Ukraine est que la Russie bombarde à nouveau des populations civiles. Sur Kiev, et même plus à l’ouest. Afin de démobiliser la résistance ukrainienne.»
Cet épisode prouve une fois de plus que l’armée russe n’est pas très opérationnelle. Elle manque de cohésion et montre des faiblesses évidentes, incapable de contrer l’incursion d’un pays fortement affaibli sur son territoire. Le front va-t-il pour autant évoluer en faveur des Ukrainiens ? Pour Raoul Delcorde, «le conflit gelé» reste l’option la plus probable.
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