Les deux tactiques qui vont s’entrechoquer lors de la contre-offensive ukrainienne : « On peut s’attendre à des combats très violents »

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

La contre-offensive ukrainienne entre dans une première phase qui vise à tâter le terrain et identifier les failles des défenses russes. Avant une deuxième étape beaucoup plus massive. « On n’assiste pas encore à la grande contre-offensive », avance Kris Quanten, professeur d’histoire militaire à l’ERM, qui analyse les tactiques employées par les deux camps. Entretien.

Kris Quanten, comment peut-on synthétiser ce début de contre-offensive ukrainienne ?

La contre-offensive se déroule sur trois axes. Le premier, le plus au nord, autour de Bakhmout, où les Ukrainiens essaient de lancer des opérations au nord et au sud, dans le but d’isoler la ville. Ils obtiennent certains succès.

Le deuxième front se situe dans la partie occidentale de l’Oblast de Donetsk, sur la frontière entre Donetsk et Zaporijia, assez proche de Vouhledar. Cet axe va en direction de Marioupol. Dans cette zone, les Ukrainiens ont réussi à conquérir plusieurs petits villages. On le voit sur certaines images depuis quelques jours. Cet endroit est moins bien défendu par les Russes. Sur les images satellites, on remarque que les positions russes sont moins profondes que sur d’autres fronts. Cela explique pourquoi les Ukrainiens ont pu obtenir ces succès. Ce ne sont pas des victoires stratégiques, mais cela démontre que l’Ukraine est active. Plus ou moins 90km2 ont été récupérés, ce qui reste non négligeable.

Le troisième axe se situe à l’ouest de Zaporijia, et va en direction de Melitopol. C’est sur ce front que les Ukrainiens ont subi pas mal de pertes. Ce sont les images russes qui ont circulé avec des Leopard 2 et des Bradley détruits. C’est facilement explicable, car il était attendu que l’Ukraine attaquerait via cet axe. Les Russes le savaient et ont pris le temps de bien développer leurs positions défensives en profondeur. Ils ont également installé leurs meilleures troupes dans cette zone. Ces destructions sont-elles un mauvais signe ? Non, car cela fait partie des risques liés la contre-offensive.

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La contre-offensive a commencé, mais on semble toujours être dans une phase de test. Votre avis ?

Elle a bien commencé, c’est clair. Mais pour le moment, on est dans la première phase de l’offensive cinétique. Elle consiste à tâter le terrain, chercher des opportunités et des faiblesses dans les positions russes. Mais il ne s’agit pas encore d’attaques avec la grande partie des forces.

Les Ukrainiens ont-ils déjà trouvé ces failles ?

Les faiblesses se situent souvent sur la ligne de séparation entre deux unités russes. Du côté de Zaporijia, les Ukrainiens ont vu que ces positions étaient bien défendues. Tandis que sur le deuxième axe au nord, dans l’Oblast de Donetsk, ils ont obtenu des succès. Dans tous les cas, on n’assiste pas encore à la grande contre-offensive. Quand les Ukrainiens auront trouvé ces failles dans le dispositif russe, ils feront alors avancer la majorité des brigades, -qu’on n’a pas encore vues- dans ces gouffres. Dès qu’on trouve un point faible, il faut l’exploiter directement. Il s’agira de la deuxième phase.

La première phase de l’offensive cinétique consiste à tâter le terrain, chercher des opportunités et des faiblesses dans les positions russes.

Kris Quanten

Toujours est-il que, du côté ukrainien, la communication reste assez limitée. Les Russes tournent en boucle avec le même discours. La grande contre-offensive aura lieu dans les semaines à venir. Il faut attendre encore quelques jours pour y voir plus clair. Le brouillard doit se lever. On peut en tout cas s’attendre à de nombreuses attaques à différents endroits.

Peut-on déjà tirer quelques leçons de cette première phase de l’offensive ?

Ce qui est intéressant de noter, c’est le type d’unités qui sont envoyées pour faire ces reconnaissances. Ce sont des unités « mélangées ». Avec quelques chars, et quelques véhicules de combat d’infanterie. Ce ne sont pas encore les éléments « lourds ». Quand les Ukrainiens commenceront à trouver les failles, les unités blindées entreront en jeu. Il demeure difficile à dire où les opportunités se situeront exactement.

Dès qu’il y a une percée adverse, la doctrine du Kremlin consiste à lancer des troupes mécanisées afin de combler le trou et de repousser l’ennemi. A cet égard, on peut s’attendre à des combats très violents, dans lesquels les Russes engageront leurs réserves.

Kris Quanten

De l’autre côté, la doctrine russe est très claire : ils travaillent toujours avec différentes positions défensives avec des tranchées anti-char et des blocs en béton. Leur première ligne vise à user au maximum les Ukrainiens. La deuxième se situe 8 à 10km derrière. Ces deux lignes sont appuyées par l’artillerie en profondeur.

L’utilisation des réserves russes sera déterminante. Dès qu’il y a une percée adverse, la doctrine du Kremlin consiste à lancer des troupes mécanisées afin de combler le trou et de repousser l’ennemi. A cet égard, on peut s’attendre à des combats très violents, dans lesquels les Russes engageront leurs réserves.

La destruction du barrage de Kakhovka, la semaine dernière, redistribue-t-elle certaines cartes sur le front ?

Oui, car les Russes ont pu retirer des réserves de la zone impactée. L’idée était de créer un secteur d’épargne, en rendant une attaque ukrainienne impossible dans le sud du front, qui est inondé. Ces troupes peuvent dès lors être réorientées vers les zones les plus menacées, à savoir Zaporijia et Donetsk.

Les Ukrainiens seront-ils plus exposés lorsqu’ils attaqueront massivement ?

Celui qui attaque a le choix du lieu et du moment de son offensive. C’est un avantage en soi, mais les Ukrainiens vont tomber sur des positions défensives russes, qui ont eu le temps de se préparer. Quand on attaque, la règle habituelle est qu’il faut être trois fois supérieur en nombre par rapport au défenseur.

Les Russes disposent de 300.000 hommes. Comme les Ukrainiens n’ont pas les effectifs nécessaires pour créer des surnombres partout, ils vont tenter de créer des supériorités locales pour contourner les positions russes par l’arrière. Mais pour ce faire, il faut d’abord percer le front aux endroits les moins bien défendus. Pour ensuite se lancer dans les failles. Il est clair que dans ces différentes phases, les Ukrainiens vont subir des pertes considérables.

Comme les Ukrainiens n’ont pas les effectifs nécessaires pour créer des surnombres partout, ils vont tenter de créer des supériorités locales pour contourner les positions russes par l’arrière.

Kris Quanten

Il faut rester lucide : lors du débarquement en Normandie, il existait aussi beaucoup d’images qui montraient des blindés d’alliés détruits par les Allemands. Les pertes étaient donc aussi considérables du côté des alliés. Mais à la fin, la Normandie est entrée dans l’histoire avec une victoire écrasante des alliés. Donc, il faut tout regarder en perspective. Ce n’est pas parce qu’on voit quelques photos de Leopard 2 détruits que c’est la fin de la contre-offensive, bien au contraire.

Les Ukrainiens ont-ils un point faible particulier, exploitable par les Russes ?

Leur grand handicap, c’est qu’ils n’ont pas de supériorité aérienne. C’est un risque qu’ils prennent. Cela fait fortement défaut. En principe, on ne lance jamais une attaque sans appui aérien. Les Ukrainiens sont un peu forcés de faire sans, ce qui explique aussi leurs pertes actuelles.

Mais cet élément justifie aussi pourquoi les Ukrainiens ont lancé leur offensive maintenant, car les quelques succès de Donetsk ont été acquis en partie grâce aux mauvaises conditions météo. Avec du brouillard et des nuages dans la zone, l’aviation russe n’a pas pu être engagée jusqu’à présent. On peut faire un parallèle avec ce qui s’est déroulé en Belgique lors de la bataille des Ardennes. Les Allemands avaient agi de façon identique, en lançant leur attaque le 16 décembre 1944, car la météo était très mauvaise et les alliés ne savaient pas exploiter leur supériorité aérienne. Cela montre qu’il faut utiliser tous les éléments de son environnement, et les Ukrainiens parviennent à le faire parfaitement.

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