Les armes occidentales prêtes à frapper la Russie: poker menteur, enfant qui crie au loup et flou volontaire
L’Ukraine peut désormais frapper le territoire russe avec des armes livrées par l’Occident. Impensable auparavant, l’autorisation navigue toutefois entre flou stratégique volontaire, instructions différentes en fonction du pays donateur et fermeté face au risque d’escalade. L’Ukraine peut-elle vraiment en tirer parti?
C’est l’effet domino. Le Royaume-Uni, les Etats-Unis, la France et l’Allemagne ont tous emboîté le pas. Et brisé un nouveau tabou. Après les chars lourds, les missiles longue portée et les avions de combat, l’utilisation des armes occidentales pour frapper le territoire russe est une nouvelle ligne rouge qui saute. Mais avec, en toile de fond, des directives qui varient entre pays donateurs, et, surtout, un flou stratégique volontaire.
«Ces autorisations occidentales souffrent de grosses limites, pointe André Dumoulin, chercheur à l’Institut royal supérieur de Défense (IRSD). Elles concernent uniquement la destruction de systèmes d’armes russes, proches de la frontière, qui attaquent l’Ukraine. Indirectement, on interdit donc aux Ukrainiens d’aller davantage dans la profondeur du territoire», tempère-t-il.
A cet égard, l’expert rappelle que le mot stratégique est souvent utilisé à tort et à travers. «Les postes de commandement, les grands dépôts militaires, les voies de communication ou les concentrations de forces sont vraiment stratégiques. Les dispositifs à proximité de la frontière le sont moins.» D’autant plus que les Américains continuent à brider l’emploi de leurs armes avant de les céder. Et si elles sont stockées à proximité du front, elles deviennent vulnérables car à portée d’une attaque russe.
Armes occidentales: rester dans le flou
Les Ukrainiens sont donc doublement freinés: les missiles occidentaux doivent être stockés à bonne distance du front, et disposent d’un potentiel réduit. «Ces contraintes illustrent ce que l’Occident a toujours voulu faire avec l’Ukraine: lui fournir des aides (mais avec un effet retard) et des capacités (bridées). L’aviation pourrait être un outil pour aller plus en profondeur, mais aucun appareil ne pénétrera le territoire russe. Tout dépend donc des systèmes d’armes qui seront associés aux chasseurs.»
Pour André Dumoulin, ces déblocages sont surtout «des petits messages subliminaux, une façon de lâcher un peu de lest, de donner du grain à moudre pour réagir face aux attaques russes à Kharkiv, notamment.» Et, aussi, une manière de se calquer sur l’ambiguïté stratégique chère à Emmanuel Macron. «La volonté est toujours de rester dans le flou. Moins on parle, mieux c’est. Certaines stratégies d’engagement face à la Russie ne sont pas du domaine public. Nous savons une infime partie de la réalité du terrain. Les conflits, par nature, sont surtout des surprises, qu’elles soient tactiques, technologiques ou stratégiques.»
«La volonté est toujours de rester dans le flou. Moins on parle, mieux c’est. Certaines stratégies d’engagement face à la Russie ne sont pas du domaine public. Les conflits, par nature, sont surtout des surprises, qu’elles soient tactiques, technologiques ou stratégiques.»
André Dumoulin
Chercheur (IRSD)
Ce flou occidental mêlé à une communication prudente vise aussi à mieux jauger les limites de Poutine. Pour André Dumoulin, «les enjeux russo-ukrainiens n’impliquent pas l’emploi du nucléaire. Le langage russe est volontairement catastrophiste et destiné aux opinions. Poutine sait pertinemment qu’il n’a pas intérêt à toucher à un pays membre de l’Otan. Il reste dans de la gesticulation.»
Armes occidentales: Kharkiv comme déclic
D’après Estelle Hoorickx, docteure en histoire contemporaine, commandante d’aviation, et attachée de recherche au Centre d’études de sécurité et défense (CESD), si l’idée générale reste d’affirmer que les pays de l’Otan ne sont pas en guerre contre la Russie, on observe actuellement une sorte de gradation dans les prises de décisions. «La détérioration de la situation autour de Kharkiv a servi de déclic pour les Européens. Voir la Russie poursuivre son invasion au-delà du Donbass inquiète fortement les alliés. Et ce alors que les Américains ont tardé à débloquer leur enveloppe de 61 milliards, et sont concentrés sur d’autres points de tension géopolitique, à Gaza et Taïwan.»
«La détérioration de la situation autour de Kharkiv a servi de déclic pour que certains Européens autorisent l’emploi de leurs armes sur le territoire russe.»
Estelle Hoorickx
Commandante d’aviation et chercheuse (CESD).
Dans sa communication, l’Occident insiste: frapper des cibles précises sur le territoire russe s’inscrit toujours dans une logique de légitime défense. Mais… la liberté d’action octroyée à l’Ukraine oscille en fonction des pays: les Américains, par exemple, interdisent d’utiliser leurs armes à longue portée au-delà des zones où sont lancés les missiles russes qui visent Kharkiv. «La porte est ouverte mais reste relativement floue sur ce que peuvent faire les Ukrainiens», résume Estelle Hoorickx.
L’ambiguïté de la doctrine russe
Certaines lignes rouges devraient cependant être maintenues, estime pour sa part Samuel Longuet, chercheur au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP) et expert de la pensée militaire. «L’Occident calque ses limites selon la doctrine russe», dit-il. A cet égard, quatre critères justifieraient une réplique nucléaire de la Russie: une attaque nucléaire de l’ennemi (1), une situation désespérée des forces russes sur le plan conventionnel, où l’existence-même de l’Etat russe serait menacée (2), un tir balistique -dont les missiles ATACMS américains peuvent faire partie- (3), ou une attaque sur les installations nucléaires en Russie (4).
Si ces conditions semblent claires en théorie, elles le sont beaucoup moins sur le terrain. «Certaines installations russes (comme des radars), servent à la fois à des opérations conventionnelles, mais aussi à la dissuasion nucléaire. La Russie joue sur cette ambiguïté pour rebuter l’Occident, prolonge Samuel Longuet. Et de donner un autre exemple: des bombardiers russes peuvent emporter des armes nucléaires, mais aussi des missiles conventionnels. Les bases aériennes font donc partie des zones de flou quant aux cibles potentielles sur le territoire russe. C’est le problème de l’enfant qui crie au loup, illustre l’expert. Les Russes brandissent tellement la menace nucléaire pour que l’Occident ne soit plus certain de la reconnaître lorsqu’un vrai intérêt stratégique est en jeu. C’est pour cette raison que l’Europe avance à petits pas. En fin de compte, cette partie de poker menteur bénéficie plutôt aux Russes.»
Un risque supplémentaire pour la Russie
Ceci étant, l’identité des cibles sur le territoire russe reste donc incertaine. Il pourrait s’agir de «points de lancement de missiles Iskander, glisse Samuel Longuet. Tout gain de portée est bon à prendre pour les Ukrainiens. Mais il ne faut pas s’emballer: attaquer les arrières de l’ennemi le désorganise, mais ne bouleverse pas ses positions établies sur le front.»
«Attaquer les arrières de l’ennemi le désorganise, mais ne bouleverse pas ses positions établies sur le front.»
Samuel Longuet
Expert de la pensée militaire et chercheur (GRIP)
D’autant plus que l’Ukraine est toujours contrainte d’utiliser les missiles occidentaux avec parcimonie, en raison des délais de livraison. «Symboliquement, la levée de certaines restrictions de frappes est importante pour l’Ukraine, et ajoute un risque supplémentaire que la Russie doit prendre en compte, enchaîne Estelle Hoorickx. Les règles d’engagement imposées par les Occidentaux sont néanmoins primordiales pour éviter autant que possible les risques d’escalade.»
Reste à savoir si l’Otan ne pourrait/devrait pas harmoniser la position occidentale suite aux sorties individuelles de chaque pays. «Il n’y a pas d’armée otanienne, rappelle Estelle Hoorickx. Chaque Etat reste souverain, même si, actuellement, l’Alliance affiche davantage sa volonté de jouer un rôle de facilitateur dans la fourniture des armements.»
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici