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Le Général Michel Yakovleff au Vif: «Trump est devenu un agent russe, il sombre dans une démence stratégique»
Dans cet entretien accordé au Vif, le Général français Michel Yakovleff, ancien vice-chef d’état-major de l’Otan (Shape), évoque la «démence stratégique de Donald Trump», un «risque désormais existentiel pour l’Europe» et un possible «détricotage» de l’Alliance atlantique. «Trump permet à Poutine de gagner une guerre qu’il était sur le point de perdre.»
Une rencontre en Arabie saoudite, d’abord, entre les Etats-Unis et la Russie. Des déclarations foudroyantes de Donald Trump, ensuite, traitant Volodymyr Zelensky de «dictateur sans élections». Une Europe bypassée, enfin, sur le sort réservé à l’Ukraine. Le changement de paradigme est total. Et la situation -certes en partie prévisible- est désormais amplifiée par un président des Etats-Unis qui semble embrasser le discours de propagande proféré par le Kremlin. L’Europe, plus déstabilisée que jamais, tente de trouver une position commune, dans l’urgence, pour assurer la sécurité de l’Ukraine.
Quelle posture le continent doit-il adopter? L’Europe aura-t-elle réellement quelque chose à défendre? L’Otan risque-t-elle de se fissurer? Le Général français Michel Yakovleff, ancien vice-chef d’état-major de l’Otan (Shape) répond aux questions du Vif. «L’Europe n’est pas en position de force pour ignorer un accord Trump-Poutine. Mais si elle veut encore exister, il faut qu’elle prenne le risque», dit-il. Entretien.
Pour l’Europe, que signifierait un probable accord entre Trump et Poutine sur le destin de l’Ukraine?
Général Michel Yakovleff: Un deal aux conditions de Poutine et de Trump serait synonyme de reddition pour l’Europe. A l’heure actuelle, Trump est clairement en train d’organiser le lâchage de l’Ukraine. Et, pour une raison incompréhensible, il lâche aussi l’Otan. Pour lui, et sans aucune raison valable, les sorts de l’Ukraine et de l’Otan semblent liés. Or, Poutine n’était pas loin de perdre cette guerre: son économie est au bord du collapsus et son armée n’arrive plus à avancer. De façon surréelle, Trump va donc permettre à Poutine de gagner une guerre qu’il était sur le point de perdre. La seule façon de comprendre cette «logique», c’est que Trump soit un agent de Poutine… ou qu’il soit bête à manger du foin.
Si un tel accord est acté, quelles seraient les formes de soutiens européens à l’Ukraine?
Général Michel Yakovleff: Pour l’instant, l’Europe ne parle pas réellement d’assurer la sécurité de l’Ukraine sur le front en tant que tel. Si cessez-le-feu il y a, les conditions seront définies par la suite. Le plus inquiétant, c’est que Trump soit tombé dans les bras de Poutine. Ou que Poutine se soit infiltré dans son cerveau, c’est selon. Vu la tendance qui se dessine, il n’y aurait en réalité plus rien à défendre pour l’Europe, puisque l’Ukraine serait morte. Cela signifie aussi que Poutine pourrait avancer plus loin qu’il ne l’espère. Et tenterait alors de faire croire qu’en l’échange d’une partie de l’Ukraine, il respectera un deal de non-agression.
Poutine n’était pas loin de perdre cette guerre: son économie est au bord du collapsus et son armée n’arrive plus à avancer. De façon surréelle, Trump va permettre à Poutine de gagner une guerre qu’il était sur le point de perdre.
Général Michel Yakovleff
Ancien vice-chef d’état-major de l’Otan (Shape)
Par ailleurs, on le sait, Trump exprime beaucoup d’animosité à l’égard de l’Europe. Poutine en déduit que les Etats-Unis ne feront donc pas la guerre pour la Pologne ou les pays Baltes, de la même manière qu’ils n’entendent pas aider l’Ukraine.
De par ses agissements, Trump est aussi en train de détricoter l’Otan. Il est difficile de comprendre pourquoi. A la rigueur, il pourrait estimer que l’Ukraine est un poids trop lourd à porter. Mais pourquoi lâcher une Alliance qui rend service à la puissance américaine grâce à sa capacité de projection?
Et pourquoi, selon vous?
Général Michel Yakovleff: Trump n’est plus à une incohérence près. Par exemple, il souhaite se lancer dans un énorme programme de défense anti-missiles balistiques. Un pion majeur de ce programme se trouve en Europe. Or, ce ne sont pas les pays européens de l’Otan qui en veulent, mais bien les Etats-Unis (depuis Obama). En d’autres termes, le premier bouclier anti-missiles des Etats-Unis face à l’Iran commence en Europe. Pour une raison très simple: il est plus aisé d’intercepter des missiles lorsqu’ils sont en phase ascendante. Ils sont plus «chauds», plus visibles. Donc, la même personne qui souhaite créer un bouclier anti-missiles au-dessus de l’Amérique voudrait aussi laisser tomber son premier échelon en Europe. Tout cela n’a aucun sens.
Il est difficile d’imaginer qu’un président des Etats-Unis ne soit pas conseillé sur des questions géopolitiques aussi majeures… Comment l’expliquer?
Général Michel Yakovleff: Trump est conseillé, mais il n’écoute rien. De plus, il a placé dans son entourage des personnes qui lui diront ce qu’il a envie d’entendre. Il ne veut pas d’avis contraire, raisonnable ou rationnel. Ses «gars» vont lui dire ce qu’il souhaite. A l’instar d’Hitler: ses conseillers ne lui disaient pas la vérité non plus.
On dit que Trump voit tout sous le prisme business. Son but, aussi, serait d’avoir accès aux terres rares ukrainiennes, une manière de compenser les dons américains… Est-ce réaliste?
Pour réaliser l’exploitation d’une mine, il faut dix ans. On ne parle donc pas de court terme. Et pour y parvenir, il faudrait que l’Ukraine reste dans le camp occidental. Or, Trump est en train de négocier l’effondrement de l’Ukraine, pour que la Russie s’en empare et qu’il puisse directement négocier les terres rares avec Poutine, qui lui fixera son tarif.
Quelle attitude doit adopter l’Europe face à ce grand marchandage?
Général Michel Yakovleff: Etant donné que la Russie est au bord de l’effondrement -on parle de quelques mois- il faut que l’Ukraine tienne encore un peu. Même si Trump coupe le soutien, ce qu’il fait déjà, il reste encore de l’armement dans le pipeline. D’autre part, l’Europe est en train de monter en puissance. Les Etats-Unis, eux, commençaient à arriver au bout de ce qu’ils pouvaient céder en termes d’obus et missiles. La chaîne américaine débite beaucoup moins qu’avant.
L’Europe doit absolument ignorer le futur accord Trump-Poutine. Elle n’est pas en position de force pour le faire. Mais si elle veut exister, il faudra qu’elle prenne le risque.
Général Michel Yakovleff
Ancien vice-chef d’état-major de l’Otan (Shape)
En revanche, l’industrie de défense ukrainienne s’est beaucoup améliorée. Et le déficit persistant en obus est compensé en partie par une forte production de drones – 4 millions d’unités cette année. En d’autres termes, même si Trump lâche entièrement l’Ukraine cette nuit, sa résistance peut encore se prolonger, à condition qu’elle soit soutenue sans retenue par l’Europe. Ceci casserait le calcul de Poutine, qui espère boucler le dernier round. L’Europe doit donc absolument ignorer le futur accord Trump-Poutine. Avec un peu de chance, Zelensky le rejettera aussi.
En fait, Poutine exige un suicide rituel de l’Ukraine. Et Trump lui donne raison. Pour y faire face, Zelensky doit refuser et être soutenu. Certes, l’Europe n’est pas en position de force pour ignorer cet accord. Mais si elle veut exister, il faudra qu’elle prenne le risque.
Dans le cas contraire, l’Europe peut-elle devenir encore plus vulnérable qu’elle ne l’est déjà?
Général Michel Yakovleff: Oui, on peut même parler de danger existentiel. D’autant plus que l’Europe, en laissant faire, se déshonorerait totalement. De l’autre côté, Trump déshonore aussi l’Amérique en lâchant l’Ukraine, à l’instar de ce qu’il a fait avec l’Afghanistan ou avec les Kurdes. Chez lui, c’est une habitude. L’Ukraine n’est que la troisième itération.
La fissure USA-Europe semble claire. Les Etats-Unis pourraient-ils quitter l’Otan?
Général Michel Yakovleff: Techniquement parlant, oui, les Etats-Unis en sont capables. Mais n’importe quel conseiller rationnel ne dira jamais à Trump que c’est une bonne idée. Le souci, c’est que son entourage est capable de lui dire le contraire.
Pour les Etats-Unis, quelles sont les raisons objectives de rester dans l’Otan?
Général Michel Yakovleff: Elles sont au nombre de trois:
1. Pour les USA, l’Otan est un investissement de 75 ans. Il serait incompréhensible de tirer un trait dessus sans motif dirimant.
2. La défense anti-missile balistique des Etats-Unis contre l’Iran débute en Europe. Si Trump considère encore la menace iranienne, il a plutôt intérêt à ne pas perdre ce bouclier.
3. Si les Etats-Unis quittent l’Otan, les Européens auraient alors une raison objective de fermer les bases US présentes sur le sol européen. La puissance américaine peut-elle s’accommoder d’un trou en Europe et en Méditerranée? La réponse est non. Il existe une présence navale américaine permanente en Méditerranée depuis 1792, soit quelques années seulement après l’indépendance des Etats-Unis. Cela signifie que les Américains, depuis le début de leur histoire, ont toujours considéré la Méditerranée comme importante. Par ailleurs, ils ne disposent pas de bases en Afrique (hormis à Djibouti). Partir d’Europe, pour les Etats-Unis, ce serait ouvrir la voie royale à la Russie ou à la Chine.
Faut-il prendre tout le chantage de Trump au sérieux? Sa technique ne consiste-t-elle pas à pousser le bouchon très loin pour obtenir plus facilement ce qu’il souhaite vraiment?
Général Michel Yakovleff: Le problème du chantage de Trump, c’est qu’il est mené de façon si insultante et irrationnelle qu’il crée un traumatisme. Poutine, depuis le début, veut détruire la structure de l’Otan, la solidarité occidentale. Il est en train d’y arriver grâce à Trump. Plus tôt, et plus facilement que prévu. Intimider, extorquer, racketter les pays, c’est le style de Poutine. Lorsque l’Otan sera affaiblie pas la démence stratégique de Trump, Poutine pourra alors parler à la Pologne comme il parle à la Géorgie ou à la Moldavie. Il est terrible de se dire que c’est l’Amérique qui pousse l’Ukraine à un suicide rituel. Pour cela, on peut dire que Trump est un agent des Russes.
Poutine, depuis le début, veut détruire la structure de l’Otan, la solidarité occidentale. Il est en train d’y arriver grâce à Trump. Il est terrible de se dire que c’est l’Amérique qui pousse l’Ukraine à un suicide rituel. Pour cela, on peut dire que Trump est un agent des Russes.
Général Michel Yakovleff
Ancien vice-chef d’état-major de l’Otan (Shape)
La situation actuelle est parfois comparée aux plus sombres périodes de l’histoire. A raison?
Trump est en train de faire du Munich. Mais à l’époque, Chamberlain et Daladier n’étaient pas amoureux d’Hitler. Ils n’étaient pas dupes. (NDLR: le 30 septembre 1938, le Français Daladier, le Britannique Chamberlain et l’Italien Mussolini signent avec Hitler les accords de Munich. En cédant une nouvelle fois à la menace, les Occidentaux confirment le dictateur allemand dans la conviction que tout lui est permis.) Aujourd’hui, Trump étale sa mémoire de poisson rouge et son amour de Poutine. Et de tous les dictateurs, d’ailleurs, puisqu’il en est un. La situation actuelle est pire que Munich.
L’Europe semble s’organiser dans l’urgence pour fournir une réponse commune, avec Macron en chef de file. Est-ce la bonne méthode?
Général Michel Yakovleff: Si l’Europe ne montre pas son unité maintenant, elle ne le fera jamais. Cela fait 40 ans que la France insiste sur le fait que la défense de l’Europe doit être à charge des Européens. Les Américains nous ont rendu beaucoup de services, mais fondamentalement, c’est notre responsabilité.
Cela fait 40 ans que la France insiste sur le fait que la défense de l’Europe doit être à charge des Européens.
Général Michel Yakovleff
Ancien vice-chef d’état-major de l’Otan (Shape)
Les Français sont d’ailleurs les premiers européens à avoir remonté le budget de leur défense à partir de 2015, notamment avec un recrutement de 10.000 hommes supplémentaires, sous François Hollande. Macron a ensuite élaboré deux lois de programmation militaire, un vrai progrès qui a stoppé la descente aux enfers des armées françaises. Désormais, la France a cinq ans d’avance sur tous les autres européens. La situation de la Belgique, de la Grande-Bretagne ou de l’Allemagne est déplorable. Seule la Pologne de distingue.
Vous dites que la France est un exemple à suivre en Europe sur le plan de la défense. Pourquoi?
Général Michel Yakovleff: Indépendamment des problèmes de politique nationale, les Français ont prouvé sur les 40 dernières années qu’ils sont réellement légitimes pour un leadership européen. Cela fait 10 ans que le pays fait un effort que certains commencent seulement à intégrer. D’autre part, la base industrielle et technologique de défense française (BITD) est sans équivalent en Europe. En réalité, la meilleure technologie militaire européenne est française. Elle est au moins au même niveau que celle des Américains. Ce n’est pas arrogant ou nombriliste de le dire, c’est factuel. Cela montre aussi que l’Europe n’est pas dépassée industriellement, mais elle refuse d’acheter français. Le F-35 choisi par de nombreux pays européens en est le meilleur exemple.
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