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« La crédibilité personnelle de Poutine est atteinte »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

C’est le coup le plus radical porté à l’autorité du président, à cause de sa proximité avec Prigojine, décrypte Laetitia Spetschinsky (UCLouvain).

Le sort d’Evgueni Prigojine après la rébellion, avortée, qu’il a lancée contre le pouvoir russe a fait l’objet d’un traitement singulier par rapport à celui que Vladimir Poutine réserve habituellement à ses opposants. Il est donc loin d’être réglé. Corollairement, l’avenir même du président russe continue de susciter des questions quant à sa capacité à représenter une autorité dont la restauration, au début de son « règne », a forgé avec les citoyens russes. Eléments de réponse avec Laetitia Spetschinsky, chargée de cours en relations internationales à l’UClouvain et spécialiste de la Russie.

Vladimir Poutine a-t-il été défié comme jamais il ne l’avait été auparavant par ce soulèvement d’Evgueni Prigojine et sa société de mercenaires Wagner ?

Oui, il a été défié comme jamais auparavant. Et ce qui est singulier, c’est qu’il ne peut pas réagir comme il l’aurait fait naturellement dans ce type de circonstances, à savoir accuser l’Occident de fomenter une déstabilisation. Pour chaque problème en Russie, le premier réflexe est d’y voir la main d’un Occident qui a nécessairement l’intention de déstabiliser le pays. L’humiliation est interne et se manifeste à plusieurs niveaux. L’opération d’Evgueni Prigojine a été un défi pas seulement parce qu’il y a eu une menace militaire directe sur le Kremlin, mais aussi parce qu’elle a remis en question l’efficacité des services de renseignement, la loyauté de la société civile et de l’armée régulière et la capacité de jugement de Vladimir Poutine. C’est tout de même lui qui a confié à un mercenaire une partie de la gestion de l’« opération militaire spéciale » en Ukraine. Cela va beaucoup plus loin que la simple déstabilisation physique du pouvoir du président russe.

Une autre particularité n’est-elle pas que, à l’inverse du traitement qu’il a réservé à d’autres opposants, Poutine ne peut pas, en tout cas à ce stade, éliminer Evgueni Prigojine parce qu’il a encore besoin du groupe Wagner ?

Oui. Il est particulier d’observer que l’application du droit pénal en Russie, en l’occurrence pour la prévention de « décrédibilisation des forces armées », est très aléatoire. Certains peuvent être condamnés à des années de bagne pour avoir participé à plusieurs manifestations avec des pancartes vierges, alors que Prigojine et ses hommes n’auraient rien à craindre puisqu’ils ont été, en principe, amnistiés. Il faut cependant se garder de faire des commentaires définitifs dans une situation qui ne cesse de surprendre. Il est difficile de savoir quel traitement sera réellement réservé aux hommes ayant participé directement à ce soulèvement. Des « accidents » peuvent arriver. Et les conséquences pour les soldats de Wagner peuvent fortement diverger de ce que l’accord prévoit. Evgueni Prigojine, lui-même, est probablement protégé. En revanche, on ne peut pas considérer que ses caporaux et ses hommes qui ont pris part à la marche sur Moscou soient sortis d’affaire.

En définitive, la solution trouvée n’est-elle pas satisfaisante pour Poutine ?

Un des aspects satisfaisants de cette issue pour Vladimir Poutine est que le « problème » a été réglé au sein de la fraternité slave russo-bélarusse. Alexandre Loukachenko, qui se voit lui-même comme un « peace-loving president », se positionne une nouvelle fois comme l’homme du compromis et de la transaction dans les querelles slaves. C’est aussi un avantage pour Poutine d’avoir pu régler la situation en interne et en un jour afin de couper court aux spéculations des opposants et des Occidentaux sur la déstabilisation du régime russe. Lors de ce soulèvement, tous les observateurs partaient du principe qu’à la fin de l’affrontement, il ne resterait plus qu’un des deux hommes. Les spéculations consistaient à deviner lequel des deux en sortirait gagnant. Personne n’a envisagé à ce moment-là qu’ils survivent tous les deux. Cela étant, aucune situation n’est satisfaisante pour Vladimir Poutine pour l’instant. Ni la mort de Prigojine ni son exil. La survivance d’un opposant avec une caisse de résonance aussi forte que celle de Prigojine n’est pas nécessairement une bonne nouvelle pour le président russe.

Mouscou, 27 juin dernier (Photo by Contributor/Getty Images)

Le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, et le chef d’état-major de l’armée, Valeri Guerassimov, sortent-ils renforcés de cette crise ?

Des messages très contradictoires ont circulé au moment de l’annonce du compromis entre le Kremlin et Evgueni Prigojine, notamment le sacrifice de Sergueï Choïgou en contrepartie d’un exil silencieux de
Prigojine. Mais le ministre de la Défense est bien réapparu le 26 juin. Les prochains jours nous diront qui sont les étoiles montantes de l’armée régulière russe et qui sera écarté pour apaiser la situation. Nous sommes encore en période de grandes turbulences.

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La marche sur Moscou de Prigojine consacre-t-elle un nouvel échec des services de renseignement, et notamment du FSB ?

C’est la première réaction qui m’est venue à l’esprit en tant qu’observatrice. Cela étant, on ne dispose pas d’éléments concrets pour attester de ce fiasco. Mais, par définition, si un événement de cette ampleur peut se produire, c’est qu’il y a eu une faille dans les services de renseignement, tant dans la prévention que dans la gestion de la rébellion à ses premières heures. C’est un sentiment personnel, pas une donnée scientifique. La guerre en Ukraine est, en elle-même, une succession d’échecs des services de renseignement russes. Premier échec, ils disposaient, en Ukraine avant la guerre, de relais considérables dans les milieux politiques, des affaires, militaires, stratégiques, des infrastructures critiques… La Russie était extrêmement présente en Ukraine. Elle va en être rejetée comme elle ne l’a jamais été au cours du dernier millénaire. Les services de renseignement russes n’ont pas réussi à manipuler l’Ukraine de manière suffisamment efficace pour éviter la guerre. Deuxième échec, au début du conflit, ils ont visiblement fait défaut puisque les premières opérations russes sur Kiev ont débouché sur un retrait catastrophique. Ils auraient dû permettre une entrée en Ukraine beaucoup plus délicate que ce qu’elle a été. Troisième échec, dans le courant de la guerre, il y a eu beaucoup de spéculations sur la corruption des services de renseignement, pour expliquer notamment leur incapacité à retourner des Ukrainiens. Quatrième échec aujourd’hui, les services de renseignement extérieur ou intérieur, militaire ou civil, ont été incapables d’empêcher la naissance de cette rébellion. Toute la guerre est un échec des services de renseignement russes. S’ils avaient travaillé correctement dans le sens attendu d’eux entre 2014 et 2022, ils auraient pu manipuler l’Ukraine de l’intérieur pour obtenir ce qu’ils voulaient, c’est-à-dire une neutralité, une non-
adhésion de l’Ukraine aux infrastructures euro-atlantiques. Dans ce cas-là, il n’y aurait pas eu besoin de guerre.

Ce fiasco rejaillit-il sur Vladimir Poutine, dont le pouvoir est censé reposer sur sa proximité avec ces services ?

Oui. D’autant plus que le traitement du groupe Wagner a été marqué du sceau d’une contradiction interne absolue dans les discours. Jusqu’à l’année dernière, avant la guerre, le pouvoir russe affirmait que Wagner n’était pas une société paramilitaire privée, ou n’existait pas, ou était, de toute façon, illégale. Puis progressivement, il a dû reconnaître son existence. Enfin, il a tout à fait perdu le contrôle de ce phénomène désigné comme non existant, puis non légal, puis tout de même existant… Il n’y a aucune logique dans la définition des objectifs de Wagner.

Y aura-t-il un avant et un après-24 juin 2023 dans la politique russe ?

Certainement. Pour la Russie, il y un avant et un après-24 juin 2023 comme il y a eu un avant et un après-24 février 2022. C’est le coup le plus radical porté à l’autorité du Kremlin et à la crédibilité de Vladimir
Poutine à cause de la dimension personnelle de la relation entre lui et Evgueni Prigojine. L’extrême personnalisation du pouvoir russe et sa concentration entre les mains du chef de l’Etat font que le retournement de l’homme que Vladimir Poutine était censé contrôler entame sérieusement l’autorité du chef de l’Etat en son cœur. L’opposition ne l’atteint pas. Les dissensions internes entre les forces de sécurité ne l’atteignent pas. La rébellion d’Evgueni Prigojine, personnage créé par Poutine, et du groupe Wagner, l’ont atteint personnellement dans sa crédibilité. Il y a donc bien un avant et un après-24 juin 2023

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