La contre-offensive ukrainienne a manqué des moyens d’une suprématie aérienne pour pouvoir être efficace. © getty images

Guerre en Ukraine: « Le conflit pourrait devenir un combat d’une tout autre nature »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

La suite de la guerre dépasse la question de la Hongrie. L’UE doit se mobiliser de façon industrielle pour l’infléchir, juge le chercheur Pierre Haroche.

L’année 2023 s’est terminée sur un résultat mitigé pour les relations entre l’Union européenne et l’Ukraine. Lors du sommet des 14 et 15 décembre à Bruxelles, les Vingt-Sept ont, certes, donné leur blanc-seing à l’ouverture des négociations d’adhésion de l’Ukraine. Mais ils n’ont pas réussi à prendre de décision sur une aide financière de cinquante milliards d’euros promise dans le cadre du budget communautaire d’ici à 2027. En cause, la position singulière de la Hongrie. Son Premier ministre, Viktor Orbán, a quitté la salle du Conseil européen au moment du vote sur le premier point, signe d’une «abstention constructive», mais a maintenu son veto sur le second, malgré l’octroi préalable, par la Commission européenne, d’une tranche de dix milliards d’euros à Budapest sur les 28 bloqués en vertu des manquements à l’Etat de droit. Un nouveau sommet a été convoqué le 1er février 2024 pour sortir de l’impasse.

La sécurité de l’Europe sera assurée le jour où elle sera capable de produire plus d’armes que la Russie.

Pour Pierre Haroche, maître de conférences en sécurité internationale à l’université Queen Mary de Londres et chercheur associé à l’Institut Jacques Delors, le comportement de la Hongrie à l’égard de l’Union européenne relève de la déloyauté. «Que la Hongrie soit encore en contact régulier avec le gouvernement russe, ce n’est pas une position loyale à la politique extérieure de l’UE. Que Budapest détourne des objectifs de politique étrangère ou d’élargissement pour obtenir des fonds sur des sujets qui n’ont rien à voir, ce n’est pas non plus un comportement loyal.» Pour autant, cette attitude n’explique pas à elle seule l’incertitude qui plane sur le soutien européen à l’Ukraine en guerre.

Le veto hongrois au déblocage de l’aide à l’Ukraine peut-il être très dommageable à la conduite de la guerre?

Le problème est beaucoup plus large. Le veto n’est pas sur l’aide militaire, il est sur l’aide tout court. Il ne faut pas mettre tout sur le dos des Hongrois. Ce sont les Européens dans leur ensemble qui ne sont pas encore prêts à relever le défi. Il y a un décalage entre les solutions débattues et mises en œuvre et ce qu’il faudrait faire. Entre l’Ukraine qui a les plus grandes difficultés à préparer une guerre de longue haleine, la Russie qui augmente clairement sa production militaire, les Etats-Unis qui ont déjà largement réduit leur aide – et menacent de la baisser encore – et l’Union européenne qui ne tient pas ses promesses, le défi est de grande ampleur. C’est pour cela que, dans une tribune collective (NDLR: parue le 13 décembre dans Le Monde sous le titre «En Ukraine, l’Europe vit son “moment Démosthène”»), nous avons appelé à une mobilisation industrielle importante. A titre personnel, je pense que cela passe par un vrai réarmement de la Facilité européenne pour la paix (FEP), qui devrait se transformer en un petit budget européen de défense, afin d’acheter des armes de façon centralisée avec une perspective pluriannuelle, en particulier des munitions, des drones, des missiles de longue portée… Ce serait utile pour l’Ukraine dans la perspective d’une guerre de longue haleine mais aussi pour l’Europe, afin d’asseoir la crédibilité de sa défense. Lorsqu’on entend que les Allemands, à force de donner des munitions aux Ukrainiens, ne disposent plus que de quoi tenir deux jours, on se dit qu’à un certain moment, se posera la question de la crédibilité de l’Otan. Il s’agit donc d’un immense chantier, à la fois financier et industriel.

Comment convaincre de l’urgence de ce chantier?

Tous les pays de l’Union ont décidé d’offrir une perspective d’adhésion à l’Ukraine. Si on lui ouvre la porte, ce n’est pas pour qu’elle demeure sur le paillasson. Il faut être logique avec la perspective politique que l’on se donne. Il faut donner à l’Ukraine les capacités de sa défense. Or, tout le monde sait que le soutien à Kiev deviendra une mission de plus en plus européenne parce que, Donald Trump ou pas en novembre 2024, il sera de plus en plus difficile de compter sur l’aide américaine. A moyen terme, il y aura une forme d’inversion de la distribution des rôles. D’ailleurs, les stratèges du Parti républicain ne parlent plus de burden-sharing (NDLR: partage du fardeau) entre Américains et Européens, mais de burden-shifting, à savoir transférer le fardeau de la guerre aux Européens.

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D’où la nécessité d’une «mobilisation industrielle européenne»?

Si on ne réalise pas la mobilisation industrielle de défense aujourd’hui, on devra la construire demain. On aura perdu du temps et on n’aura plus le barrage ukrainien entre la Russie et l’Union européenne. Donc, profitons que l’Ukraine soit encore viable pour nous mobiliser et doter l’Europe des moyens de sa sécurité. Cela commence par la constitution de capacités pour pouvoir s’opposer à la Russie. La sécurité de l’Europe sera assurée le jour où elle sera collectivement capable de produire plus d’armes que la Russie. On en est très loin aujourd’hui. On ne peut pas se satisfaire de ce que l’on a fait en 2022. On s’est mis d’accord sur un «plan munitions» afin de livrer un million d’obus de 150 mm à l’Ukraine. Presque un an plus tard, on s’aperçoit qu’on n’en a donné que 300 000. Pourtant, le passé récent a montré que quand ils voient le danger se rapprocher, les Européens prennent des décisions qui semblaient très éloignées de ce qu’ils avaient l’habitude, même peu de temps auparavant. Un exemple: fin 2021, début 2022, la Facilité européenne pour la paix n’était qu’un petit instrument pour donner des fusils à des armées africaines. Aujourd’hui, elle n’a plus rien à voir avec cela.

Si l’Ukraine s’effondre, on ne reviendra pas à 2021, on reviendra aux années 1930.

S’il y a une réduction de l’aide européenne et américaine, l’Ukraine est-elle vouée à la défaite?

Je ne dirais pas que cela la vouera forcément à la défaite parce que je crois à l’esprit combatif et au courage des Ukrainiens. Simplement, si les Etats-Unis baissent leur engagement et si les Européens ne se reprennent pas, oui, les Ukrainiens ne seront pas capables de mener un guerre d’attrition, simplement parce qu’il leur manquera le matériel pour tenir. Cela ne signifie pas que l’Ukraine sera totalement envahie par la Russie, mais bien qu’elle sera obligée de renoncer à certaines choses. A terme, le conflit pourrait devenir un combat d’une tout autre nature, de résistance face à un occupant. Surtout, une évolution de cet ordre aura des conséquences importantes pour les Européens.

Lesquelles?

En regardant les choses à distance, certains Européens peuvent se dire qu’il ne serait pas si grave que l’Ukraine perde la guerre, parce que l’on en reviendra alors à la situation antérieure. Mais on ne reviendra jamais à la situation de 2021. Si l’Ukraine s’effondre, l’Europe perdra le rempart que le pays a constitué pour elle. La Russie deviendra une menace encore plus directe pour l’Europe centrale. Ensuite, l’unité européenne sera brisée. Toute la partie est de l’Union tiendra les Européens de l’Ouest pour responsables de cette situation parce qu’ils se seront montrés égoïstes et n’auront pas voulu soutenir l’Ukraine comme ils auraient dû le faire. La confiance, la solidarité, l’idée d’une Europe où les petits pays démocratiques isolés et éparpillés peuvent être protégés en comptant sur les autres, tout cela sera détruit. Au bout du compte, chacun essaiera de garantir sa sécurité soit en pactisant avec la Russie selon la méthode hongroise, soit en entretenant des relations privilégiées avec les Etats-Unis, ou encore en se repliant sur une protection purement nationale. Or, à ce moment-là, l’Europe devra faire face à une menace d’autant plus importante que la Russie aura démontré qu’en étant agressive, elle a avancé ses positions et mis en évidence la faiblesse de l’Occident. Donc, on ne reviendra pas à 2021, on reviendra aux années 1930. C’est-à-dire à un climat d’insécurité, à la possibilité permanente d’une guerre, et à des conséquences sur la vie quotidienne et l’économie.

La contre-offensive ukrainienne est-elle un échec ou peut-on espérer qu’elle produise des effets plus tangibles en 2024?

Il est clair que ce qui a été tenté à l’été 2023, avec l’objectif de retrouver du mouvement en profitant des blindés livrés au début de l’année, n’a pas fonctionné. Cela s’est heurté à la ligne de défense fortifiée des Russes pour des raisons qui tiennent en grande partie au choix fait dans les armes données aux Ukrainiens. La doctrine de l’Otan stipule que l’on peut percer les lignes ennemies avec des attaques de blindés. C’est vrai. Mais elle indique aussi que l’étape préliminaire pour y parvenir est d’obtenir la suprématie aérienne. On n’a jamais donné la suprématie aérienne aux Ukrainiens. On est encore en train de leur parler de la possible arrivée de quelques F-16. La première logique mise en œuvre en 2022 et au début de 2023 a été de donner aux Ukrainiens des armes puisées dans les stocks, et pas de la façon la plus intelligente, puisqu’on les a données au compte-gouttes et en faisant l’impasse sur certaines qui auraient pu être «dangereuses» pour la Russie. Les Occidentaux ont cru que cela permettrait aux Ukrainiens de lancer une contre-offensive et de régler le problème. Le résultat est que cela ne marche pas. Il ne suffit pas de donner des stocks, il faut produire. Le débat est devenu beaucoup plus européen qu’ukrainien. Pour que l’Ukraine gagne, il faut que l’Europe devienne l’Europe arsenal. Pour cela, il faut un engagement non seulement financier mais aussi politique, plus fort que ce que l’on a vu jusqu’à présent.

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