Guerre en Ukraine : « J’espère que l’on ne reviendra pas aux illusions d’antan. La démocratie, ça se défend » (entretien)
La guerre en Ukraine a fait prendre conscience de la précarité de nos démocraties. Sommes-nous prêts à les défendre? Oui, répond Elie Barnavi, directeur scientifique des Rendez-vous de l’histoire du Bastogne War Museum.
La guerre en Ukraine a-t-elle démontré que nous, Européens, serions désormais capables de nous défendre après une période d’atonie qui, à la fin du communisme d’Etat, nous a illusionnés sur le triomphe du libéralisme? La question sera au cœur du colloque international des «Rendez-vous» du Bastogne War Museum (1), qui connaîtra sa quatrième édition le 21 avril, après une interruption due à l’épidémie de Covid. Sous le thème générique «Sommes-nous encore capables de nous défendre? La démocratie face à ses ennemis», plusieurs personnalités, dont les eurodéputés Guy Verhofstadt et Bernard Guetta, l’ancien officier du KGB Sergueï Jirnov, le lieutenant-général Claude Van de Voorde, représentant de la Belgique au Comité militaire de l’Otan, exposeront leur vision sur les questions des valeurs à défendre, de la guerre à mener et du conflit en Ukraine.
Si Poutine gagne, nous perdons tous. S’il perd, il sera possible d’envisager un avenir moins sanglant.
Elie Barnavi
Directeur scientifique des «Rendez-vous» du Bastogne War Museum, l’historien et essayiste Elie Barnavi est un observateur nécessairement attentif des conséquences en Europe du conflit déclenché par Vladimir Poutine et de la problématique de la défense des valeurs démocratiques. Son pays, Israël, est confronté, depuis sa création en 1948, à la crainte d’une attaque extérieure et, depuis l’arrivée au pouvoir, en novembre 2022, du gouvernement Netanyahou VI composé de partis d’extrême droite, à la menace d’un atteinte interne à ses principes démocratiques, par le biais d’une réforme de la justice. Quand il évoque «la démocratie face à ses ennemis», Elie Barnavi sait donc de quoi il parle.
L’effondrement du bloc soviétique et la fin de la confrontation Est-Ouest ont-ils détourné les Européens de la préoccupation de leur défense?
C’est exactement ce qui s’est passé. La guerre froide s’est terminée, en quelque sorte, faute de combattants. L’impression qui prévalait, et qui n’était pas fausse, était que le communisme avait été défait par K.O. et que s’ouvrait une longue période de prospérité, de paix et de démocratie partagées. C’était le sens de l’article puis du livre La Fin de l’histoire, de Francis Fukuyama (NDLR: chercheur en sciences politiques américain): l’impression que le genre humain est uni par le principe du libéralisme politique et économique. On a baissé la garde. Mais cela ne s’est pas passé comme prévu. Chacun peut l’observer aujourd’hui. On avait déjà compris depuis l’effondrement des tours jumelles à New York que l’histoire se rappelait à notre souvenir sous ses aspects les plus violents et les plus pénibles. Il faut réfléchir à la manière dont on arme nos démocraties dans un monde qui n’est pas si harmonieux et si unifié qu’on pouvait le rêver après la chute du mur de Berlin.
La guerre en Ukraine a-t-elle conforté cette prise de conscience de la nécessité de se défendre?
Le conflit a été un énorme choc auquel l’Europe a mieux réagi qu’on ne pouvait l’espérer. Comme si les Européens avaient enfin compris que le monde des Bisounours dans lequel ils pensaient vivre était une illusion et que le monde était encore peuplé de carnivores. De manière involontaire, Vladimir Poutine a poussé à une unification de l’Europe et a remis au goût du jour l’Otan dont Emmanuel Macron avait déclaré naguère «la mort cérébrale». Oui, j’espère qu’on a compris le danger et qu’on ne reviendra pas aux illusions d’antan. La démocratie, ça se défend.
L’issue de la guerre en Ukraine est-elle réellement cruciale pour la défense de la démocratie occidentale?
J’en suis profondément convaincu. Si on laisse Poutine gagner, cela ouvrira un boulevard aux régimes populistes ou auto- ritaires qui se sentiront validés dans leurs croyances que la démocratie libérale est un régime vermoulu, que l’ordre international, fondé sur des valeurs même si celles-ci ont été souvent bafouées, ne vaut plus rien. A nous de démontrer qu’ils se trompent. Si Poutine gagne, nous perdons tous. S’il perd, il sera possible d’envisager un avenir moins sanglant, moins bousculé… Dans une interview au Monde, l’historien américain Timothy Snyder affirme que «pour devenir meilleur, un pays doit perdre sa dernière guerre coloniale». L’Europe vit dans un régime postcolonial. C’est la liquidation des empires coloniaux européens qui a permis l’unification de l’Europe. On n’unifie pas des empires. On n’unifie que des démocraties. La Russie, elle, mène la dernière guerre coloniale sur le continent européen. Ce n’est que si Vladimir Poutine la perd que l’on pourra espérer un avenir meilleur pour la Russie.
L’Occident n’a-t-il pas fait montre d’un certain impérialisme en voulant exporter ses valeurs, contestées dans certaines parties du monde? La défense de nos valeurs passe-t-elle par la reconnaissance qu’elles ne sont pas universelles?
Si nos valeurs n’étaient pas universelles, cela signifierait que la démocratie n’est pas bonne pour tout le monde et que c’est tant pis pour les peuples qui n’arrivent pas à sortir de l’autocratie. Je pense que ces valeurs sont universelles. Il faut les défendre comme telles. Cela ne veut pas dire qu’il faut envoyer des avions de chasse et des chars pour les imposer. La méthode a été pratiquée par les Américains en Irak avec cette croyance naïve que l’on pourrait imposer la démocratie libérale. Cette croyance est mortifère. Cela n’a pas fonctionné, cela ne fonctionnera pas. Mais ce n’est pas pour cela que nous devons renoncer au caractère universel des valeurs de nos démocraties: la liberté, l’égalité…
J’espère qu’on ne reviendra pas aux illusions d’antan. La démocratie, ça se défend.
Elie Barnavi
Les démocraties libérales ne tendent-elles pas le bâton pour se faire battre en remettant en cause des principes comme l’indépendance de la justice, la séparation des pouvoirs, le respect de l’Etat de droit?
Vous faites allusion à ce qui se passe en Israël?
Oui, ou en Pologne et en Hongrie.
Il faut défendre la démocratie sans faiblesse. Elle est attaquée de toutes parts, de l’extérieur mais aussi de l’intérieur, par des courants démagogiques et populistes. Nous ne devons pas seulement défendre la démocratie contre les agressions extérieures. Je vis cela au quotidien en Israël. On assiste à un assaut dangereux contre la démocratie libérale. Mais je constate avec bonheur que la société civile se défend et que le mouvement d’opposition à la réforme de la justice est énorme. Les gens ont compris qu’il y a péril en la demeure. Pour beaucoup de gens malheureusement, la démocratie n’est pas nécessairement le régime politique naturel. L’être humain est fasciné par l’autorité. Nous sommes souvent plus à l’aise en dictature qu’en démocratie. La démocratie est un régime fragile et exigeant qui requiert un très haut niveau de conscience civique. C’est pour cela que l’éducation à la démocratie est essentielle pour maintenir ce régime. En Israël, nous avons failli à expliquer dès le plus jeune âge les mécanismes, les principes, les valeurs de la démocratie libérale. Je regardais récemment les livres de classe de mes enfants en matière d’éducation civique. On leur explique par le menu toutes les étapes de l’élaboration des lois. Franchement, on s’en fout. Ce n’est pas essentiel. En revanche, il n’y a presque pas un mot sur les principes fondamentaux de la démocratie libérale, la séparation des pouvoirs, l’Etat de droit, l’indépendance de la justice, etc. Comment voulez-vous qu’ils s’y retrouvent? L’éducation des jeunes est très importante, surtout dans cette époque d’essor des réseaux sociaux.
Si l’Union européenne était attaquée par la Russie, pensez-vous que les jeunes Européens seraient prêts à prendre les armes?
Comment répondre à une question pareille? D’abord, je ne pense pas qu’il y ait le moindre danger que l’Union européenne soit attaquée en tant que telle. Que la guerre se propage à l’ouest du continent me paraît impensable. Si c’était malgré tout le cas, je crois que oui, face à un danger mortel, la jeunesse, et plus largement les Européens, auraient le courage de se battre pour défendre leurs valeurs et leur mode de vie. Voyez ce qui se passe en Israël. C’est un pays jeune, qui n’a pas de racines démocratiques et qui est composé de migrants venus d’Etats qui, eux non plus, n’ont pas nécessairement une grande culture démocratique. Face au risque de perdre leurs libertés, de nombreux Israéliens se sont révoltés comme si on touchait à quelque chose d’essentiel à leur être en tant qu’humains. C’est pour cela que je n’ai pas de raison de douter de la volonté des Européens de défendre leurs libertés, y compris, s’il le fallait, en prenant les armes. C’est ce que vous faites déjà maintenant. Vous défendez vos libertés en soutenant les Ukrainiens à défendre leur sol parce qu’aujourd’hui, la ligne de défense de la démocratie est là-bas. Consciemment ou confusément, la plupart d’entre vous, Européens, le comprennent, sauf ceux qui sont sensibles à la propagande de Poutine. Heureusement, ils ne constituent pas la majorité. Votre liberté se joue aussi en Ukraine. Car, même si votre territoire n’est pas directement attaqué, vos valeurs, votre mode de vie, vos libertés le sont. La défaite de l’Ukraine aurait l’effet d’une revanche pour les esprits autoritaires et illibéraux de vos sociétés alors que, pour le moment, ils sont bridés. Il faut donc empêcher d’en arriver là. Dans chacune des sociétés européennes, ce sont des miniguerres culturelles qui sont à l’œuvre entre des sociétés libres et ouvertes et une société autoritaire.
Prolonger la guerre ne comporte-t-il tout de même pas le risque de provoquer une course aux armements, encouragée par les lobbys du secteur de la défense?
Non. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Pour preuve, le fait que l’Union européenne ne dispose pas d’assez d’armes à envoyer aux Ukrainiens. Il n’y a pas vraiment de danger de cet ordre. Plus globalement, la réponse à cette question réside dans la démocratie délibérative, la démocratie parlementaire, une presse libre et vigoureuse… Des intérêts puissants ont toujours existé. Il n’y a pas d’autre réponse qu’un régime démocratique vigoureux, même si un pays abrite un énorme complexe militaro-industriel – ce n’est pas le cas en Europe – comme on l’observe aux Etats-Unis. La formule même de complexe militaro-industriel émane du président républicain Dwight Eisenhower (NDLR: à la tête des Etats-Unis de 1953 à 1961). Il a dénoncé en personne le complexe militaro-industriel. Les Etats-Unis ont aussi été marqués par d’énormes manifestations contre la guerre du Vietnam, contre le conflit en Irak. Des administrations et des hommes politiques ont fait amende honorable pour leur attitude pendant ces guerres. Tout cela ne peut exister qu’en démocratie. La seule réponse au risque d’un surarmement est la vigilance démocratique…
(1) Colloque du Bastogne War Museum, le 21 avril, au Bastogne Convention Center.
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