Guerre en Ukraine : après Kherson, les nouveaux objectifs ukrainiens
Intensifier les forces à l’est et couper l’axe russe entre la Crimée et le Donbass devraient être les priorités de l’état-major ukrainien, juge le spécialiste des questions de défense Nicolas Gosset. Mais, en dépit de sa défaite militaire, la Russie peut encore porter de sérieux coups, à Kherson ou ailleurs.
Comme elle a désormais pris l’habitude de le faire après des revers militaires, la Russie a procédé, le 15 novembre, à des bombardements sur les villes de Kiev, Lviv et Kharkiv, quatre jours après la reconquête de la ville de Kherson par l’armée ukrainienne. En visite, la veille, dans cette capitale régionale, le président Volodymyr Zelensky a cru pouvoir annoncer que «c’est le début de la fin de la guerre». Aussi importante qu’elle soit, cette victoire n’augure cependant pas une fin rapide des hostilités, même si les appels à trouver une solution négociée, formulés notamment au sommet du G20 à Bali, se font de plus en plus pressants. Chercheur à l’Institut royal supérieur de défense (IRSD), Nicolas Gosset analyse les conséquences de cet échec de l’armée russe.
Avec le retrait de Kherson, la raison militaire l’a emporté sur l’objectif politique pour la première fois depuis longtemps du côté russe.» Nicolas Gosset, chercheur à l’Institut royal supérieur de défense.
Après le retrait de l’armée russe de Kherson, ses positions devraient être logiquement fortifiées sur la rive orientale du Dniepr. Sera-ce le cas?
Lorsque les Russes ont commencé à replier le matériel lourd et les postes de commandement sur la rive gauche du Dniepr, ils ont aussi consolidé les lignes de défense sur la rive droite. Ils ont établi trois grandes lignes de défense parallèles au fleuve, entre celui-ci et la Crimée. De fait, le Dniepr est une frontière naturelle évidente qui rend la zone entre le fleuve et la Crimée beaucoup plus facilement défendable.
Des incursions ukrainiennes au-delà du Dniepr pourraient- elles s’avérer particulièrement compliquées?
Franchir le Dniepr, qui, à cette hauteur-là, est quasiment un bras de mer, est une opération gigantesque et très difficile à mener. En définitive, les Russes ont pris une des premières décisions raisonnables et rationnelles depuis longtemps dans cette guerre. Je ne pense pas qu’une opération visant à franchir le Dniepr soit la plus probable pour le moment dans le chef des Ukrainiens. La zone de Kherson est vulnérable aux bombardements et aux tirs de l’artillerie russes même si, avec les systèmes de défense antiaériens qu’il leur restait et ceux que leur ont livré les Occidentaux, les Ukrainiens ont les moyens de la défendre. Les Russes ont l’avantage pour sécuriser leurs lignes de défense. Mais l’armée ukrainienne se rapproche, ce qui fait peser une vulnérabilité sur les forces russes, indépendamment de la capacité de la première à franchir le Dniepr. Les Ukrainiens ont peut-être davantage intérêt à renforcer leur corps d’armée dans le Donbass pour faire face aux poussées russes actuelles et à celles à venir puisque que les troupes russes qui se sont retirées de la rive droite du Dniepr et celles qui avaient préalablement renforcé le dispositif entre Kherson et la Crimée seront très certainement relocalisées dans cette région.
Quel objectif la prochaine contre-offensive ukrainienne pourrait-elle viser?
L’ objectif majeur des Ukrainiens, à terme, est d’essayer de briser le «pont terrestre» entre la Crimée et le Donbass. Maintenant ou plus tard? Ils pourraient être tentés de monter une contre-attaque dans la zone de Melitopol ou un peu plus à l’est, entre la région de Zaporijia et le Donbass. La prise de Kherson est assurément une défaite militaire pour la Russie. Mais elle ne constitue pas encore le grand moment du basculement de la guerre en faveur des Ukrainiens. Elle s’inscrit dans la continuation de ce qui s’est passé à Kharkiv et dans la confirmation que l’initiative est du côté ukrainien. L’événement de nature à faire basculer la guerre, c’est une opération qui consacrerait la rupture de la continuité terrestre entre la Crimée et le Donbass. Ce serait véritablement le début de la fin pour l’armée russe. Certes, la Russie a progressé dans le Donbass. Mais d’un point de vue macro- stratégique, cela ne change pas drastiquement la donne. Ce qui l’a modifiée, c’est la capacité que les Russes ont eue, dans les premiers jours de la guerre, de créer une continuité territoriale entre le Donbass et la Crimée. Si les Ukrainiens parviennent à casser cette continuité, ce sera le point de bascule fondamental.
La décision d’évacuer la région de Kherson signifie-t-elle que le militaire a supplanté le politique? Poutine s’est-il laissé convaincre par Sourovikine?
Oui, dans un revirement qui m’a un peu surpris tant l’objectif politique avait supplanté la raison militaire depuis le début de la guerre. Cela fut particulièrement frappant lors de la reprise de la localité de Lyman par les Ukrainiens. Le pouvoir politique en Russie avait clairement poussé les militaires à résister au-delà de toute raison. Puis il y a eu le temps de la fixation. Vladimir Poutine avait affirmé: «Kherson est russe pour toujours.» Il a quand même dû manger son chapeau sur cette question-là. Il y a aussi eu l’offensive autour de la ville de Bakhmout, qui a absorbé une quantité de forces russes assez invraisemblable. L’ argument politique primait sur la raison militaire. On a assisté à un vrai changement d’approche depuis la nomination de Sergueï Sourovikine comme commandant en chef des opérations militaires en Ukraine, le 8 octobre. Avec le retrait de Kherson, la raison militaire l’a emporté pour la première fois depuis longtemps. Les Russes se sont retirés de Kherson parce qu’ils ne pouvaient plus y rester. C’était devenu intenable. N’oublions cependant pas le pedigree de Sourovikine. Sa présence en Syrie a coïncidé avec le bombardement d’Alep et avec l’emploi des armes chimiques par les forces de Bachar al-Assad. Le projet n’est-il pas de laisser une sorte d’indolence ukrainienne s’installer à Kherson – ce qui est peu vraisemblable parce que les Ukrainiens sont vraiment sur leurs gardes – pour favoriser la volonté russe de détruire la ville, d’y rendre la vie invivable? Ils ont déjà tout fait pour qu’elle le soit. Les autorités ukrainiennes ont affirmé qu’il ne restait plus une infrastructure civile fonctionnelle dans la ville. Les hôpitaux ont été désossés. Les systèmes d’électricité, de gaz, d’adduction d’eau ont été détruits. Kherson a été récupérée par les Ukrainiens mais elle est très vulnérable et dépeuplée.
N’oublions pas le pedigree de Sergueï Sourovikine. Sa présence en Syrie a coïncidé avec le bombardement d’Alep et avec l’emploi des armes chimiques par les forces de Bachar al-Assad.
Ni le président tchétchène, Ramzan Kadyrov ni le chef du Groupe Wagner, Evgueni Prigogine, n’ont émis de critiques après la perte de Kherson…
Les gens qui ont une information un tant soit peu sensée sur la guerre se rendent quand même compte qu’en l’état, cela ne fonctionne pas. L’ appel à plus de fermeté, plus de troupes, plus de mobilisation idéologique persiste dans le chef des «partisans Z», les ultraradicaux. Ils constituent une communauté virtuelle de blogueurs et de followers sur Telegram qui est gigantesque, probablement plus de 500 000 personnes. Vladimir Poutine n’embraie pas fondamentalement dans cette direction. La colère monte aussi sur l’autre versant de la société russe, celui des mères, des sœurs, des femmes de mobilisés, pour critiquer et contester non pas tant la guerre mais la manière dont leur fils, leur frère, leur homme sont envoyés au front, et parfois en première ligne, dans des conditions d’impréparation, de non-équipement, presque d’indigence. Ce sont deux camps de mécontents qui ne sont absolument pas convergents mais qui, chacun à leur manière, pèsent sur le décisionnel politique et militaire de Vladimir Poutine.
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