Deux ans de guerre en Ukraine: «L’intensité du conflit peut ravager et épuiser»
L’anthropologue Romain Huët a vécu aux côtés de volontaires en Ukraine. Il essaie aussi de comprendre «l’ivresse de la guerre» éprouvée par certains.
Romain Huët estime que «la guerre ne peut être comprise indépendamment de la multitude de gens ordinaires qui se précipitent dans ce gouffre béant». Pour appréhender cette dimension, l’anthropologue a effectué des séjours en Syrie, de 2012 à 2018, et en Ukraine, en 2022-2023, auprès de combattants et de volontaires. Son travail, que le livre La Guerre en tête (1) résume, contribue à comprendre les ressorts de l’engagement de ces «gens ordinaires», et aussi les risques de leur essoufflement, deux ans après le début du conflit.
Qu’apporte l’expérience de la guerre à ces volontaires? Vous parlez de solidarité, du sentiment d’exister…
Je ne tiens pas du tout à romantiser la guerre. Je dis aussi qu’au bout d’un moment, ces sentiments les enferment. Mais il est clair que la guerre fait sortir les uns et les autres de l’insignifiance sociale. Leur vie n’avait rien de politique et suivait un cours prévisible. Avec la guerre, ces volontaires deviennent des sujets de l’histoire. Ils retrouvent une certaine prise sur le monde. L’impuissance se transforme en puissance, même si celle-ci pose beaucoup de questions. C’est ce que le philosophe Georges Huberman décrit dans son livre Peuples en larmes, peuples en armes (Les éditions de Minuit, 2016). Comment les larmes deviennent-elles des armes?
Cela suppose une cause partagée, le diagnostic commun d’une injustice ou de situations indignes… Cela suppose aussi qu’à un moment donné, naisse le sentiment de pouvoir agir. Pour les volontaires, ce sentiment contraste avec les situations de vie en paix. Même si vous vous occupez simplement des repas, vous êtes un héros.
Dans la hiérarchie de l’honneur, le sniper est la figure la plus héroïque. Il n’en demeure pas moins que toute une série de gens ordinaires éprouvent, probablement pour la première fois de leur existence, une espèce de reconnaissance. En Ukraine, la réaction absolument massive qui a suivi l’invasion russe fut frappante. Les bureaux de la défense territoriale étaient complètement débordés par l’afflux de volontaires. Des personnes voulaient prendre les armes alors qu’elles n’en avaient jamais touché de leur vie. Cela ne veut pas dire que tout le monde s’y est plié.
Des personnes ont décidé de fuir, de se cacher, de profiter de la guerre, de continuer leurs activités pour des raisons économiques, en dépit du conflit, etc. Moi, j’ai étudié ceux qui se sont levés contre l’invasion pour savoir comment ils l’ont vécue. Une histoire m’a beaucoup marqué, celle de Vitali, mort depuis. Il était chauffeur et dispensait de l’aide dans les endroits les plus dangereux.
On percevait toute l’intensité qui l’animait. Même lorsque nous sortions des zones à risque, il continuait de rouler très vite. Il n’y avait pas de circulation, et plus de normes à respecter. Ce chaos, en somme, lui donnait l’impression de posséder le monde, même si ce monde s’était effondré. Je le voyais vraiment dans ses yeux et dans sa façon de parler. Il développait une forme de jouissance à être là. Il ne fallait pas lui dire de partir, il ne serait pas parti. D’ailleurs, très peu de ces volontaires ont quitté leur mission.
Chacun domestique la peur parce qu’elle est impartageable.» Romain Huët, anthropologue.
Peut-on parler dans ce genre de cas de «plaisir de la guerre»?
C’est ce que j’essaie de comprendre. La guerre devrait susciter l’effroi et la répulsion. Or, elle a un pouvoir d’attraction sur un certain nombre de personnes, par la solidarité et la générosité qu’elle requiert. Mais plus la solidarité est intense, plus un rétrécissement cognitif se produit, un rétrécissement de la capacité à réfléchir sur ce qui est en train de se passer. Et plus la guerre dure, plus les questions sont occultées, sinon, le doute s’installerait. C’est probablement le phénomène qui est en train de se passer en Ukraine. Une lassitude, mais aussi un sentiment d’enfermement dans le monde clos de la violence et de l’effondrement. Quand on a atteint ce stade, on a besoin de se raccrocher à des convictions de groupe. C’est à ce moment-là que les choses peuvent se transformer.
Est-ce ainsi que l’on devient «professionnel de la guerre»?
Il faut se demander comment, pendant la guerre, on peut déjà préparer la paix, comment on peut imaginer un retour à la vie civile. En Ukraine, on est assez bien préparé à cette question. Les traumatismes de guerre sont gérés par des psys. La question du retour à la vie civile est plus compliquée parce que le contexte demeure celui d’un pays en guerre. Je l’ai observé auprès des combattants en Syrie lors de mon dernier séjour, en 2018. Je leur demandais: «Que ferez-vous si vous devez retourner à la vie civile?». Ils ne pouvaient pas l’envisager. Ils voulaient que la guerre continue. En off, certains envisageaient même de rejoindre l’armée de Bachar al-Assad qu’ils avaient combattue…
D’une des personnes que vous avez côtoyées, Aleysia, vous dites qu’elle «a attrapé la guerre dans sa tête»…
Chez les Ukrainiens, la guerre est omniprésente au quotidien. Il est certain que cette intensité peut ravager et épuiser. Plusieurs des volontaires que j’ai suivis ont mis du temps, plus d’un an et demi pour certains, avant de s’autoriser à s’aménager des temps de repos. Aleysia, notamment, est partie avec ses amies à l’ouest de l’Ukraine pour essayer de retrouver de la quiétude. Mais cette quiétude n’est jamais insouciante. Elle est toujours rattrapée par la préoccupation de la guerre. Même ceux qui sont sur le front tentent de s’octroyer des moments qui suspendent très temporairement la guerre. Une histoire de cet ordre m’a marqué alors que je me trouvais dans le Donbass. On venait de mener une opération assez dingue qui consistait à aller chercher des civils dans des villages qui allaient être repris par les Russes quinze minutes plus tard. Mission non seulement très risquée mais aussi très intense émotionnellement. Une fois rentrés, on est allés faire une pseudo-sieste. Quelques minutes plus tard, l’officier revenait frapper à la porte pour appeler à un nouveau rassemblement. Je me suis dit qu’il y avait une autre urgence. On a pris la route vers la campagne proche. Quand nous sommes arrivés à destination, les membres du groupe sortaient des cannes à pêche de l’ambulance. L’officier avait décidé d’aller pêcher en plein milieu du Donbass, le son des bombes en arrière-fond…
La guerre, c’est aussi une «alternance entre attente et activité, entre ennui et intensité…»
C’est aussi une expérience de l’ennui et de l’attente. Quatre-vingt pour cent du temps sont consacrés à attendre… des ordres. Et pour les volontaires, 20 heures est l’heure du couvre-feu. Vous ne sortez plus. Donc, que faites-vous puisqu’il n’y a rien à faire…? On est confronté à la fois à l’étroitesse du monde et à l’intensité de la mission…
Comment vivre avec la menace du bombardement aérien, du tir de roquettes?
La première fois où je perçois des sons d’avion, en Syrie, en 2012, je suis terrifié. Je n’entends que le bourdonnement de l’appareil. Mais les combattants autour de moi continuent à parler comme si de rien n’était. Il n’y a que lorsque le danger est attestable, quand l’avion est au-dessus de leur tête, qu’ils manifestent de l’inquiétude, en arrêtant de parler, avant de commencer à s’affoler. Mais, au fil du temps, je me suis aperçu que je n’y prêtais plus attention. En Ukraine, où le danger provient plus de tirs de roquettes, les volontaires n’y pensent pas et n’en parlent pas. La peur ne s’exprime pas ou peu. Chacun la domestique parce qu’elle est impartageable. Si quelqu’un la communique, c’est intenable.
Il y a une phrase terrible dans votre livre: «Dans la guerre, le monde n’est plus silencieux ou indifférent aux actions humaines. Il répond.» Ne faut-il pas être particulièrement pessimiste pour penser qu’en temps de paix, on ne s’occupe pas des problèmes des personnes?
C’est ce que dit le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa dans ses travaux sur la résonance. Selon lui, il y a une crise de la relation de résonance au monde. Le monde apparaît silencieux. Vous avez beau alerter, lancer des appels, vous vous heurtez à une forme d’inconsistance de la part du monde. Dans la guerre, le monde répond. Il répond par de la violence, bien sûr. Mais il répond aussi par des solidarités fortes qui, dans la vie ordinaire, ne sont pas vécues. Dans la vie quotidienne, l’intérêt pour le monde n’est pas vécu avec la même charge, la même intensité, le même espoir. La guerre crée des situations de péril, de peur, d’anxiété, mais aussi des situations où malgré tout – c’est terrible de le dire – il est possible de faire quelque chose. On en revient au passage de l’impuissance à la puissance. L’attraction pour la guerre trouve en grande partie son origine dans l’expérience de l’impuissance que l’on peut faire en temps de paix.
Kharkiv, le 6 septembre 2022
L’armée ukrainienne lance une contre-offensive victorieuse à partir de la grande ville de l’est du pays vers les oblasts de Louhansk et de Donetsk: 12 000 km2 de territoire sont libérés. Au sud, les Ukrainiens reconquièrent aussi la ville de Kherson.
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