Deux ans de guerre en Ukraine: les Européens sont au pied du mur
«C’est l’heure de vérité pour l’Europe», juge le politologue Sylvain Kahn. Elle doit produire plus d’armes pour contenir la Russie.
Qu’a changé la guerre en Ukraine dans la vie de l’Union européenne? Réponse avec le géographe Sylvain Kahn, professeur à Sciences Po, auteur du tout récent L’Europe face à l’Ukraine (1).
Vous évoquez une «étaticité européenne» née au moment de la crise du Covid et confortée avec la guerre en Ukraine. Qu’entendez-vous par là?
L’Union européenne n’est pas un Etat tel qu’on le définit en tant qu’Etat-nation membre de l’ONU. Dans le même temps, on ne peut pas faire comme si elle n’avait pas des prérogatives qui peuvent être qualifiées d’étatiques. Battre monnaie, surveiller les frontières…: elle commence à exercer des compétences régaliennes en utilisant un appareil administratif que ses membres ont créé ensemble. Dès lors, je propose de parler d’«étaticité» pour rendre possible la discussion sur la définition de l’Union européenne. L’UE est une fédération supranationale ou un régime politique supranational composé d’Etats-nations souverains. Certains disent que ce n’est pas un Etat au motif qu’il n’y aurait comme Etat que des Etats-nations souverains. Mais le Saint-Empire romain germanique, le royaume de Bourgogne, la république de Venise… étaient des Etats. Quand on fait de l’histoire médiévale, cela ne gêne personne de considérer que des entités territoriales et politiques qui n’étaient pas des Etats-nations puissent être appelées Etats. Donc, acceptons d’envisager que ce que les Européens construisent depuis trois générations soit nommé pour ce qu’il est: il y a une «étaticité» européenne qui inclut des Etats-nations souverains.
A l’approche des élections européennes, c’est le moment d’avoir un débat démocratique sur l’aide à l’Ukraine.
Sylvain Kahn, politologue et professeur à Sciences Po
La guerre en Ukraine a-t-elle accru cette «étaticité» par un début de mutualisation des moyens de défense?
Il me semble que, si elle n’est pas encore atteinte, cette perspective est en tout cas ouverte. La guerre en Ukraine a mis cette question d’une politique de défense comme sujet de débat crédible au Berlaymont et dans les cafés de toutes les villes d’Europe. On n’oublie pas non plus que Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne (NDLR: de 2014 à 2019), avait dit dans un de ses discours sur l’état de l’Union qu’il faudrait qu’on ait une armée européenne. Il fut le premier à lâcher le «gros mot» depuis l’échec de la Communauté européenne de défense en 1954. Mais le projet est très compliqué car les politiques et les industries de défense sont sans doute deux domaines où les corporatismes étatiques et les corporatismes nationaux sont le mieux représentés. Mutualiser de la souveraineté et de la compétence dans ce secteur est par définition difficile de la part d’Etats dont, si j’ose dire, c’est la raison d’être. En France, c’est très ancré, sans doute moins en Belgique, car, comme l’a dit Charles Tilly (NDLR: sociologue américain, 1929 – 2008), «l’Etat a fait la guerre et la guerre a fait l’Etat».
Et il existe en Europe une tradition d’industrie de la défense…
Savez-vous que sur les 25 premiers exportateurs mondiaux d’armes, on compte dix pays européens, dont le Portugal et la Suède? Fabriquer et exporter des armements est un élément caractéristique de l’Europe qui, par conséquent, les différencie et les met en concurrence. C’est pour cela qu’il est extrêmement difficile de constituer une industrie européenne.
Avec ce potentiel, et en regard des doutes sur l’issue de la guerre en Ukraine, l’Europe a-t-elle commis l’erreur de ne pas s’orienter vers une économie de guerre?
S’orienter vers une économie de guerre pour, en l’occurrence, livrer aux Ukrainiens les armements qui leur permettraient éventuellement de modifier le cours du conflit, supposerait de se mettre à produire des obus et des pièces d’artillerie là où l’on construit des Renault Clio ou des Fiat 500. Pour l’instant, on ne le fait pas. Or, les Européens ont épuisé tous leurs stocks. Dès lors, pour continuer à soutenir les Ukrainiens, il faut soit en produire, soit en acheter. A l’approche des élections européennes, c’est le moment d’avoir un débat démocratique sur cette question.
Que doit-on attendre des Européens?
Les Européens ont fait énormément d’efforts depuis deux ans. Ces efforts, conjugués à ceux des autres pays et surtout à ceux des Ukrainiens, ont permis de repousser l’offensive de la Russie et de cantonner ses troupes sur une bande de terre qui représente 17% du territoire ukrainien. Mais l’objectif affiché par l’Union européenne, en tant qu’institution, et par tous ses Etats membres, moins la Hongrie, est que l’Ukraine retrouve sa souveraineté territoriale intégrale. En conséquence, la question qui se pose aujourd’hui aux Européens est de savoir jusqu’où ils sont capables de se mobiliser pour tendre vers l’objectif qu’ils se sont fixé. On a compris que, pour que les Ukrainiens puissent aller plus loin, il faut que les Européens en fassent plus, et produisent beaucoup plus d’armes. Les Européens sont donc confrontés à leurs contradictions. On peut se raconter ce qu’on veut. Mais ils sont aujourd’hui très précautionneux et très prudents, y compris par rapport à l’innovation technologique et scientifique. La démographie joue un rôle. Vingt pour cent de la population a plus de 65 ans. Les Européens sont très mobilisés derrière l’Ukraine et, en même temps, ont-ils l’énergie, le système économique et social qui leur permettraient d’aller aussi loin qu’ils le souhaitent? C’est l’heure de vérité pour les Européens.
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