Des membres du groupe Wagner à Rostov, le 24 juin 2023.

« Ça a pris tout le monde de court »: après la mutinerie avortée de Wagner, quelles conséquences sur le conflit ukrainien?

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

Si elle s’est finalement soldée par un repli, la « marche sur Moscou » du groupe paramilitaire Wagner n’en reste pas moins inédite dans l’histoire de la Russie. L’affront d’Evguéni Prigojine envers son ancien allié Vladimir Poutine pourrait-il rebattre les cartes dans le conflit ukrainien?

Vingt-quatre heures et puis s’en va. La mutinerie conduite par l’ancien cuisiner de Poutine Evguéni Prigojine, figure de proue de la formation paramilitaire Wagner, aura été aussi brève qu’imprévisible. Alors que les troupes dissidentes étaient parvenues en moins d’une journée à s’emparer de Rostov, centre névralgique des opérations russes en Ukraine, elles ont décidé de plier bagage samedi soir avant d’atteindre Moscou. Pour « éviter un bain de sang », Prigojine aurait opté pour l’exil en Biélorussie, avec l’assurance de voir les charges à son encontre abandonnées. Si la tentative de coup d’Etat a échoué, elle pourrait laisser des traces durables, tant sur l’assise du pouvoir de Poutine que sur la suite du conflit ukrainien. Décryptage avec Nina Bachkattov, docteure en sciences politiques à l’ULiège et spécialiste de l’espace post-soviétique.

La rébellion initiée par Evguéni Prigojine et sa milice Wagner était-elle prévisible ?

Non, ça a pris tout le monde de court. Ça a été un choc. Autour de moi, toutes les personnes qui travaillent sur le conflit russo-ukrainien ont été sidérées. Mais on a appris, par après, que les Américains avaient entendu parler des intentions de Prigojine. Selon les dernières informations, les Russes auraient également été mis au courant environ 24 heures avant les faits.

Prigojine a-t-il agi sur un coup de tête ou la mutinerie était-elle préméditée de longue date ?

Il faut être prudent, car on ne dispose pas de beaucoup d’informations sur le sujet. Ce que l’on sait, c’est que depuis plusieurs semaines, les conflits étaient de plus en plus latents entre Wagner et le pouvoir russe. Prigojine n’est pas le genre de type à rester discret. Il en voulait beaucoup au ministre russe de la Défense (Sergueï Choïgou, NdlR) et au chef de l’Etat-major (Valéri Guerassimov), parce les forces régulières russes procédaient peu à peu à une tentative de reprise en main sur les troupes de Wagner, qui avaient jusqu’alors agi avec beaucoup d’autonomie. Prigojine leur reprochait notamment de ne pas leur livrer des armes. Donc il y avait bel et bien un conflit, mais de là à imaginer ce genre de tentative de marche sur Moscou…

« Loukachenko a été l’intermédiaire idéal »

Cette tentative de coup d’Etat a finalement rapidement été avortée. Le bain de sang a été évité.

Si les autorités russes ont été prévenues peu avant le début de l’action, cela a permis d’entamer rapidement des discussions et d’aboutir à un consensus pour éviter que les deux camps ne se tirent dessus. Prigojine n’était pas dans la colonne en direction de Moscou, ce qui signifie qu’il a très vite rejoint la table des négociations. Il a continué à laisser ses troupes monter vers la capitale pour donner de la crédibilité à son mouvement mais, au fond, il n’y avait pas vraiment de volonté de combattre dans le chef des forces de Wagner, car les Russes ne leur auraient pas pardonné. Les Russes n’auraient pas non plus pardonné au gouvernement de prendre l’initiative de réprimer sévèrement le groupe paramilitaire. Ils n’allaient pas commencer à bombarder à tout-va , cela aurait été impensable de présenter un tel bilan à l’opinion russe. Au fond, le bain de sang a été évité parce que personne n’a voulu en prendre la responsabilité, au risque de se mettre à dos toute l’opinion publique.

Quel a été le rôle du président biélorusse, Alexandre Loukanchenko ?

Poutine ne pouvait pas négocier directement avec Prigojine : un chef d’Etat ne négocie pas avec les mutins. Il fallait donc un intermédiaire. Loukachenko a été l’intermédiaire idéal, car Poutine sait qu’il peut lui faire entièrement confiance. Pour le président biélorusse, c’est un rôle rêvé. Cela lui a conféré un certain prestige, lui qui a souvent été moqué et traité de balourd, voire de « limité intellectuellement » alors que sa carrière politique a montré qu’il était extrêmement subtil et rusé.

Où se trouve Prigojine actuellement ? Est-il déjà arrivé en Biélorussie ?

C’est la grande question que tout le monde se pose. Personne ne le sait. Pour les Biélorusses, Prigojine serait tout de même quelqu’un d’encombrant. Je ne serais pas étonnée qu’il n’apparaisse jamais en Biélorussie et qu’on le retrouve plutôt directement en Afrique, là où se trouve son gagne-pain. On parle ici de mercenaires, pas de politiciens traditionnels. Mais s’il passe par la Biélorussie, il sera contraint d’adopter un profil très bas. Sinon, il deviendra un véritable danger pour Loukachenko.

Cette mutinerie est-elle synonyme de sérieux revers pour Poutine ?

Poutine n’en sort pas grandi, c’est évident. De là à dire qu’il est humilié ou qu’il est fini, comme certains spécialistes l’avancent, il y a un pas. En Russie, quand on a le pouvoir, on l’a pour longtemps. Il faudra voir ce que Poutine va faire dans les prochains jours. Les indices à scruter, c’est le maintien en poste ou non de Valéri Guerassimov et Sergueï Choïgou. Poutine ne va pas les évincer après-demain, car cela donnerait l’impression qu’il cède facilement aux caprices de Prigojine. Mais ce serait peut-être une opportunité pour le président russe de changer de direction. Pour le moment, ils restent en place. Ce lundi, Choïgou était d’ailleurs encore en train d’inspecter les forces russes en Ukraine, ce qui est le signe d’une volonté de continuité dans le chef du pouvoir russe. Le gouvernement agit presque comme s’il ne s’était rien passé. Il veut montrer que le problème est réglé, que la page est tournée et que le conflit en Ukraine reste la priorité.

Cet épisode « intra-russe » peut-il influer sur la suite du conflit ?

Cela n’a pas duré assez longtemps pour que les Ukrainiens en tirent profit. Si la mutinerie s’était étendue sur une semaine, que les informations étaient parvenues aux soldats dans les tranchées, cela aurait pu changer la donne. Mais ici, en 24 heures, les Ukrainiens n’ont pas eu le temps d’en profiter. Le conflit reste ce qu’il était avant la mutinerie avortée.

Quelles seront les réactions sur le front ?

On peut probablement s’attendre à une nouvelle contre-offensive de la part des Ukrainiens. Cela serait une manière de tester les troupes russes, de voir si cette mutinerie a eu une influence quelconque. Si la contre-attaque est réprimée par les Russes, cela serait vraiment intéressant. Ce serait le signal que la rébellion n’a été qu’une simple parenthèse, qui a juste secoué le pouvoir russe.

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