Ukraine: vers une évolution du conflit similaire à la guerre de Corée ?
Il y a septante ans, l’armistice de la guerre de Corée était signé. Sans paix. Une lassitude des Etats-Unis pourrait pousser à ce scénario en Ukraine.
«Des erreurs dans la conception et l’exécution de l’attaque de Crèvecœur sont, certes, à l’origine de ce lourd bilan humain, mais celui-ci est également dû à l’excellence des fortifications sino-coréennes qui rendent désormais toute attaque extrêmement coûteuse.» Ce constat dressé par l’historien Ivan Cadeau dans son ouvrage La Guerre de Corée (éd. Perrin, 2013) à propos de cette bataille de septembre 1951, qui vit Américains et Français perdre beaucoup d’hommes dans la conquête de ce petit massif montagneux au nord-est de Séoul, est-il en train de se répéter en Ukraine?
La contre-offensive ukrainienne semble marquer le pas. Les lignes de défense russes, confortées sur toute l’étendue du front grâce au long temps de préparation des opérations de l’adversaire, offrent une grande résistance. L’armée de Moscou se permet même d’ouvrir un nouveau foyer d’affrontements au nord-est du pays, dans la région de Koupiansk, obligeant les Ukrainiens à étendre d’autant leurs forces armées… Le risque de figer les positions des belligérants dans ce qui deviendrait un conflit gelé est-il de plus en plus grand?
Comparaison n’est pas raison. Le contexte international du début des années 1950 n’est pas celui de la décennie 2020. Mais les deux conflits ne sont pas sans similitudes. Ce 27 juillet, il y aura septante ans qu’un armistice a été signé pour mettre fin aux combats entre Nord-Coréens et Sud-Coréens, entre Chinois et Américains. Pourtant, la guerre n’est toujours pas officiellement terminée puisque aucun traité de paix n’a été signé entre Pyongyang et Séoul. Et la perspective de réunification des deux pays est encore fort éloignée, voire illusoire.
Le conflit en Corée trouve son origine dans la défaite, lors de la Seconde Guerre mondiale, du Japon qui, à l’époque, occupe le pays. Les Soviétiques, au nord, et les Américains, au sud, sont chargés de neutraliser les soldats japonais qui s’y trouvent et d’œuvrer à la réunification des deux entités. Mais les grandes puissances, en ces prémices de la guerre froide, sont naturellement portées à soutenir un leader qui servira leurs intérêts, le communiste Kim Il-sung pour les Soviétiques, le nationaliste anticommuniste Syngman Rhee, pour les Etats-uniens. Les ingrédients de la confrontation sont réunis.
Américains face aux Chinois
Le 25 juin 1950, Kim Il-sung, peu ou prou avec l’aval de Moscou, lance ses forces à l’assaut de la partie méridionale du pays. Les Américains et leurs alliés sud-coréens, fragilisés par l’espèce de relâchement naturel qui suit la fin de la Seconde Guerre mondiale, sont contraints de reculer très loin de la ligne de séparation initiale autour du 38e parallèle et d’abandonner la capitale du sud, Séoul. Ils doivent, en outre, faire face dans les territoires qu’ils contrôlent à des guérillas communistes locales, alliées précieuses de l’armée venue du nord.
Malgré tout, les troupes américaines et sud-coréennes parviennent à maintenir une poche de résistance dans le périmètre de la ville de Pusan, située à l’extrême sud-est du pays. Le temps pour les Etats-Unis de faire voter, par le Conseil de sécurité des Nations unies, une résolution autorisant la constitution d’une coalition internationale, d’autant plus aisément que la Russie, qui en est membre permanent avec droit de veto, a opté pour la politique de la chaise vide.
Cette force armée onusienne sous commandement américain permet aux Sud-Coréens de repousser leurs ennemis au nord du 38e parallèle et même de s’emparer de Pyongyang, la capitale du nord, le 19 octobre 1950. Mais, surprise, dès le mois suivant, une contre-offensive des Nord-Coréens y répond de façon massive et puissante. Et pour cause, des «volontaires chinois» par dizaines de milliers participent désormais, et contribuent grandement à la progression vers le sud. Américains et Sud-Coréens battent à nouveau en retraite, avant de repartir à l’offensive dans les derniers jours de 1950 et dans les premières semaines de 1951. «Pour la première fois depuis les débuts de la guerre froide, les Etats-Unis affrontent directement l’un de leurs principaux ennemis», relève Ivan Cadeau. Mais «chacun des protagonistes partage un intérêt commun, celui d’éviter une escalade du conflit susceptible de dégénérer en un affrontement majeur, voire en troisième guerre mondiale…»
Chacun des protagonistes partage un intérêt commun, celui d’éviter une troisième guerre mondiale…
Deux Etats indépendants
Une première séquence de négociations s’ouvre en juillet 1951, à Kaesong, sur la délimitation d’une ligne de démarcation, le sort des prisonniers de guerre, le règlement des modalités du futur armistice, les mesures de garantie… Elles échouent. Les affrontements reprennent. Mais à une guerre de mouvements a succédé une guerre de positions. Cette relative retenue laisse ouverte la possibilité d’une reprise des discussions. C’est le cas à Panmunjom, le 25 octobre 1951. Facilitées par l’évolution de la position américaine sur la coexistence de deux Etats, malgré l’opposition du leader sud-coréen Syngman Rhee, et par l’assouplissement de celle des Nord-Coréens sur la fixation de la ligne de démarcation, les négociations prennent une tournure plus positive. Elles achoppent cependant sur la question du rapatriement des prisonniers de guerre. Les Etats-Unis veulent que ceux qu’ils détiennent aient le choix de refuser un retour et puissent rester en Corée du Sud. Pour Washington, «le refus du rapatriement forcé constituerait un symbole de la supériorité morale de la démocratie sur le communisme».
Deux événements extérieurs donneront, en outre, une orientation décisive aux tractations. Le 4 novembre 1952, le républicain Dwight Eisenhower est élu à la présidence des Etats-Unis et, en janvier 1953, il remplace Harry Truman à la Maison-Blanche. Or, il est bien décidé à mettre fin au conflit. Le 5 mars 1953, c’est Staline, à la tête de l’URSS depuis la fin des années 1920, qui meurt. La disparition du «petit père des peuples» entraîne une période de relative détente dans les relations avec les Etats-Unis. Le 28 mars 1953, un accord est trouvé entre les négociateurs sur le rapatriement des prisonniers de guerre. Et le 27 juillet à 10 heures du matin, trois ans après le début du conflit et deux ans après le lancement des pourparlers de paix, l’armistice est signée à Panmunjom. La Corée est divisée en deux Etats selon une ligne de démarcation flanquée d’une zone démilitarisée qui suit sensiblement la ligne de séparation fixée à la fin de la Seconde Guerre mondiale entre les zones de contrôle soviétique et américaine. Tout ça pour ça? En l’occurrence, 500 000 Sud-Coréens, militaires et civils, 33 500 soldats américains, au moins 520 000 Nord-Coréens et 1,5 million de «volontaires chinois» ont été tués en trois ans pour que les belligérants en reviennent à leur position initiale.
Les Etats-Unis se sont érigés en leader du «monde libre» et ont porté un coup d’arrêt à la volonté de l’URSS d’étendre la communisme. La Chine s’est profilée, de son côté, en puissance communiste d’envergure et en rivale de l’URSS. Sept décennies plus tard, la Corée du Sud, forte de ses près de 52 millions d’habitants, s’est intégrée pleinement dans la communauté internationale. La Corée du Nord, plus communiste que jamais, s’est enfermée, et avec elle ses 26 millions de citoyens, dans l’isolationnisme et la paranoïa.
Défense de la démocratie
Aujourd’hui, c’est au nom de la défense de la démocratie contre la propagation de l’autoritarisme illibéral qu’Américains et Européens portent à bout de bras l’armée et le peuple ukrainiens dans leur combat contre l’envahisseur russe. Ici, contrairement au scénario coréen, une seule grande puissance est directement impliquée sur le terrain. Elle est la plus faible du trio de celles que l’on retrouvait déjà engagée il y a septante ans dans le conflit de la péninsule d’Asie de l’Est, la Chine ayant depuis supplanté la Russie.
Toutes, a priori, veulent éviter une escalade qui conduirait à une déflagration mondiale. Mais la détermination des Ukrainiens à recouvrer le contrôle de l’entièreté de leur territoire exclut au stade actuel la possibilité même d’une négociation. Pourtant, certains n’écartent pas l’hypothèse d’une évolution à la coréenne. «Pourquoi cette analogie (coréenne) avec l’Ukraine? Nous ne pensons pas que les Russes soient capables désormais de battre franchement les Ukrainiens et de les contraindre à demander la paix dans une position très favorable, commente, dans une interview à Philosophie Magazine, Jean Lopez, historien et coauteur avec Michel Goya du livre L’Ours et le Renard. Histoire immédiate de la guerre en Ukraine (Perrin, 2023). A l’inverse, nous ne pensons pas non plus que Kiev ait, en l’état actuel, les moyens d’atteindre son objectif maximal, c’est-à-dire revenir à la situation de janvier 2014 en reprenant le Donbass et la Crimée. Cette dernière est difficile d’accès et il faudrait des forces aéronavales dont les Ukrainiens sont dépourvus. Quant au Donbass, il s’agit de la région actuellement la plus fortifiée au monde. On ne sait pas encore sur quelle ligne de front mais le conflit pourrait bien se bloquer, puis lentement décroître en intensité sans vraiment cesser.»
Et Jean Lopez d’ajouter: «Moscou va bien batailler encore un an en espérant un revirement avec l’élection présidentielle américaine en 2024. Les Etats-Unis fournissent 90% des armes et des équipements aujourd’hui. Cela peut changer .» Donald Trump pourrait modifier diamétralement le destin des Ukrainiens.
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