Ukraine : « Quand vous déployez 200 000 hommes autour d’un pays, ce n’est pas pour jouer aux cartes »
Ce jeudi, le président russe Vladimir Poutine a lancé une opération militaire en Ukraine pour défendre les séparatistes de l’est du pays. Tanguy Struye, professeur en sciences politiques internationales à l’UCLouvain, revient sur cette invasion, mais aussi sur l’attitude de la Chine qui » comprend les préoccupations de la Russie » et ne condamne pas les actes de Poutine.
Quels sont aujourd’hui les liens entre la Russie et la Chine ?
Tanguy Struye : La Russie et la Chine ont les mêmes intérêts à court terme, et potentiellement à moyen terme, à savoir affaiblir le plus possible le monde occidental. Ce n’est donc pas uniquement une question de sécurité, mais aussi de valeurs que nous défendons : la démocratie, les droit de l’homme. Depuis quelques années, ces deux pays ont établi des collaborations très fortes, pour être dans cette logique d’affaiblir le modèle occidental et de promouvoir la logique autoritaire que l’on retrouve d’ailleurs chez les Chinois et les Russes. Aujourd’hui, nous observons de plus en plus une coopération militaire, économique ainsi qu’au niveau des informations. Bien entendu, les Chinois ne vont évidemment pas condamner officiellement la Russie.
Cependant, la situation se complique pour les Chinois, car ils se retrouvent aussi dans une situation problématique par rapport à chez eux, à savoir à Taiwan. C’est là qu’ils essaient de trouver un équilibre. En effet, la Russie, en reconnaissant l’indépendance des deux républiques séparatistes ukrainiennes de Donetsk et Louhansk, dérange la Chine. Cela voudrait dire en effet que si demain Taiwan proclame son indépendance et que nous Européens et Américains, la reconnaissions, il serait évidemment très difficile pour les Chinois de condamner les Occidentaux pour avoir reconnu la dépendance de Taiwan, alors que la Chine n’a jamais condamné les Russes par rapport à la même logique. La Chine est donc obligée de jouer d’un jeu d’équilibre, mais il est clair qu’elle adopte la position russe. Ce jeudi encore, la porte-parole des Affaires étrangères chinoise évitait de parler de guerre. La propagande chinoise affirme même que s’il y a une guerre, c’est de la faute des Occidentaux, et pas du tout à la Russie.
Quelles sont les conséquences à long terme de ce partenariat ?
Il faut bien réaliser que les deux pays travaillent très fortement ensemble. Ils sont de plus en plus proches. Vu l’invasion en Ukraine, l’Occident va prendre encore plus de distance par rapport à la Russie, ce qui va pousser encore beaucoup plus la Russie dans les bras de la Chine, et donc ce sera un premier problème qui va se poser. Il ne faut pas négliger les déclarations communes réalisées début février entre Chinois et Russes qui étaient très, très fortes vis-à-vis du monde occidental. A cela s’ajoute que cela arrange les Chinois que les Américains soient obligés de se concentrer plus sur l’Europe. La seule chose, c’est que dans les faits, les Américains n’ont pas envoyé des milliers d’hommes en Europe, qu’ils ont toujours dit qu’ils n’interviendraient pas en Ukraine, donc là le calcul chinois risque de tomber à plat, car il n’y a pas de volonté des États-Unis d’intervenir davantage en Europe.
Il ne faut pas s’attendre à une intervention des États-Unis ou de l’OTAN en Ukraine ?
Dans le scénario actuel, à savoir que le confit se limite à l’Ukraine, il est évident que l’article 5 de l’OTAN ne va pas se mettre en marche [NDLR : qui stipule qu’une attaque contre un membre de l’Alliance est considérée comme une attaque dirigée contre tous les Alliés]. Cependant, la Russie risque aussi de déstabiliser les Balkans, ce qu’ils font d’ailleurs déjà, entre autres à travers la Bosnie et la Serbie. Et elle va encore nous ennuyer dans des régions que l’Europe ne contrôle pas, car une partie d’entre elles ne sont ni membres de l’OTAN, ni de l’Union européenne. Il est évident qu’il n’y a aucune volonté de la part des Occidentaux d’intervenir en Ukraine et qu’ils feront tout pour éviter que l’article 5 soit mis en place, c’est-à-dire qu’un état européen soit attaqué.
Êtes-vous surpris par cette invasion ?
Il n’y a aucune surprise, car depuis décembre 2021 et les exigences demandées par les Russes, on savait qu’on entrait dans une logique de guerre, car leurs exigences étaient inacceptables : elles ne concernaient pas uniquement l’Ukraine, mais aussi le positionnement de forces militaires en Europe de l’Est, au niveau de l’OTAN etc. Il y avait toute une série de questions qui faisaient que de toute façon, les demandes étaient problématiques, car pas du tout réalistes. Au-delà de ça, quand vous déployez 200 000 hommes autour d’un pays, ce n’est pas pour jouer aux cartes. Au niveau sécuritaire et militaire, il y avait vraiment très peu de chances que la Russie n’utilise pas ces hommes. On ne peut pas dire qu’il n’y avait pas les signaux depuis au moins décembre. Avant, on pouvait toujours espérer une solution diplomatique, mais depuis décembre on a vu l’évolution dans le discours et les informations, et tout ça faisait qu’une guerre devenait très probable.
Malgré tous les entretiens diplomatiques de ces dernières semaines ?
Évidemment, il y a beaucoup de choses qu’on ne sait pas, car il y a eu de la diplomatie, mais on n’a jamais vraiment connu le contenu de ces entretiens. Un jour, nous en connaîtrons le contenu, mais de l’extérieur, on n’a jamais eu l’impression que les Russes ont eu la volonté de négocier.
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