Ukraine : «Poutine risque de se lasser de Prigojine» (entretien)
Pour Patrick Wouters, chercheur à la Brussels School of Governance, la liberté d’action du groupe Wagner a pour but de créer l’émulation au sein des forces russes.
Patrick Wouters est chercheur associé au Centre pour la sécurité, la diplomatie et la stratégie de la Brussels School of Governance, un partenariat entre la VUB et le Vesalius College. A ce titre, il a publié, en novembre 2022, une note d’orientation intitulée «Putin’s private army: how Wagner group supports russian strategy?». L’Institut Egmont pour les relations internationales publiera, en avril, une autre étude de Patrick Wouters sur la société militaire privée russe et son rôle dans la guerre en Ukraine.
Quelles relations Evgueni Prigojine entretient-il avec la hiérarchie militaire russe?
Une certaine rivalité a vu le jour entre le groupe Wagner et l’armée. Dans un premier temps, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et le chef d’état-major de l’armée Valeri Guerassimov ont laissé faire le groupe Wagner. Ils sont allés jusqu’à autoriser ses hommes à s’entraîner tout près, voire à l’intérieur, des complexes militaires russes ou à leur donner des munitions et des moyens logistiques. Aujourd’hui, c’est de moins en moins le cas à cause de cette rivalité. Les reproches qu’Evgueni Prigojine a adressés, via les médias, à l’appareil militaire russe sur son incompétence et son inefficacité l’a naturellement attisée. Résultat: maintenant, il se plaint presque quotidiennement de ne plus recevoir d’armements via la logistique officielle russe. L’Institut pour l’étude de la guerre a émis l’hypothèse, que je n’ose pas confirmer, que la stratégie de Sergueï Choïgou et de Valeri Guerassimov consisterait à laisser Wagner s’épuiser autour de Bakhmout pour que les résultats que l’armée officielle obtiendrait soient perçus comme plus percutants par Poutine. Jusqu’à présent, cela a été l’inverse. Evgueni Prigojine a engrangé des résultats sur le terrain que l’armée ne peut pas revendiquer.
Evgueni Prigojine a engrangé des résultats sur le terrain que l’armée russe ne peut pas revendiquer.
De quels financements bénéficie le groupe Wagner?
Son financement n’est pas clair du tout. Arriver à retracer les circuits d’argent du groupe est très difficile. Par exemple, je n’ai pas trouvé de preuves que le Kremlin assure son financement. Il y a même plutôt des indices du processus inverse: les ressources récoltées par Prigojine, souvent en Afrique, profitent si pas à Vladimir Poutine, du moins aux oligarques qui l’entourent.
Comment expliquer la liberté de parole et de critique dont bénéficie Evgueni Prigojine?
Je note la différence entre le traitement de certains oligarques qui, régulièrement, tombent des balcons ou attrapent des maladies auxquelles ils succombent, et celui d’Evgueni Prigojine auquel Vladimir Poutine laisse les mains libres. Je crois que le président russe favorise encore une certaine rivalité entre les factions. Il autorise celle de Prigojine à s’épanouir pour organiser une certaine compétition avec l’armée russe dans l’espoir d’obtenir de meilleurs résultats. Cela étant, le patron de Wagner a visiblement exagéré au cours des dernières semaines. Il a offensé l’appareil militaire mais aussi les soldats russes. Il ne se moque pas seulement des généraux, il critique aussi des officiers et des hommes de troupe. C’est pour cela, je pense, que l’approvisionnement en munitions et le recrutement de prisonniers lui ont été ôtés. C’est le signal qu’il doit être remis à sa place. Il émane indirectement de Poutine qui a autorisé Choïgou et Guerassimov à limiter ses ressources.
La stratégie de communication d’Evgueni Prigojine n’a-t-elle pas pour effet de surévaluer l’action du groupe Wagner?
Son service de presse est assez actif. Son site Web est bien documenté et destiné à enjoliver son action. L’utilisation des médias par Prigojine est un cas d’école, pas seulement en Ukraine. Une de ses priorités stratégiques est d’étendre l’influence russe dans des régimes faibles en matière de gouvernance. Il a mis en place, dans une multitude de pays, des «maisons de Russie» où la propagande russe se développe et où des spécialistes contrent tout ce que l’Occident peut développer comme narratif et contre-narratif. Cette stratégie est particulièrement mise en œuvre pour influencer l’opinion publique africaine. Et elle réussit très bien. Des sondages montrent que l’opinion publique est beaucoup plus favorable aux Russes qu’aux Français, surtout après l’épisode du Mali, qu’aux Américains, aux Britanniques et probablement aux Belges en République démocratique du Congo. La perception que la Russie et Wagner apportent la sécurité a fortement progressé. Vous et moi savons que c’est une façade. Mais l’opinion publique africaine, elle, y croit.
Il y a une dizaine d’années, le rôle de Wagner était plutôt dissimulé par le Kremlin. Aujourd’hui, il est ouvertement assumé. Comment expliquer cette évolution?
Le travail en sourdine de Wagner peut être comparé à ce que la Chine a fait au cours des vingt dernières années: développer sa puissance mais ne pas trop la montrer pour que l’Occident ne se cabre pas et ne combatte pas ses efforts. Les Français étaient à l’aise au Mali et en Centrafrique. Ils ne s’occupaient pas trop de ce petit groupe de mercenaires qui n’avaient pas beaucoup d’importance, du moins à grande échelle. Désormais, la balance penche de l’autre côté. Maintenant que cette puissance s’est développée, il s’agit de l’utiliser à bon escient. Et tant pis si, ce faisant, cela suscite une prise de conscience et une réplique occidentales. L’Occident – les gouvernements, les organisations non gouvernementales, les institutions internationales – doit comprendre qu’il a perdu les opinions publiques africaines et que, si tel est encore son ambition, il doit les regagner. La question de la façon d’y arriver est posée. Après le retrait des troupes officielles d’Afrique, et si on ne veut pas en dépêcher à nouveau, la seule possibilité qui reste à l’Occident est de faire entrer en lice des sociétés militaires privées. L’Afrique pourrait alors être le lieu de confrontation par procuration entre des groupes privés, occidentaux, chinois et russes. Il ne s’agit là que de prospectives intellectuelles. Ce n’est pas encore le cas.
Voyez-vous un destin politique à Evgueni Prigojine?
Quelques publications ont évoqué la question de savoir si Prigojine pourrait remplacer Poutine. Je pense qu’il s’en gardera. Il serait bien avisé de s’en garder parce que l’on sait tous ce qui pourrait se passer dans ce cas. Autre perspective, le président russe pourrait lui offrir une fonction politique dans son gouvernement pour le mettre un peu plus sous contrôle. Car s’il lui a laissé les mains libres, on ne peut pas dire qu’il le contrôle directement. On ne peut pas dire qu’il commandite ou finance le groupe Wagner. De l’autre côté, Evgueni Prigojine a été assez intelligent jusqu’à présent pour aligner ses objectifs sur ceux de Poutine. Celui-ci risque toutefois de se lasser d’avoir un électron libre qu’il ne maîtrise pas.
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