Ukraine: le groupe Wagner à Bakhmout quoi qu’il en coûte
Le groupe de mercenaires accroît la pression sur la résistance ukrainienne. Evgueni Prigojine en a fait une quête absolue.
Tombera? Tombera pas? La pression s’est encore accentuée le 14 mars sur la ville symbole de la guerre en Ukraine depuis plusieurs mois, Bakhmout, dans la région du Donbass, dans l’est du pays. «Des détachements d’assaut [du groupe de mercenaires] Wagner attaquent à partir de plusieurs endroits, tentant de percer la défense de nos troupes et d’avancer vers les quartiers centraux», a reconnu Oleksandr Syrsky, le commandant des troupes terrestres de l’armée ukrainienne. «Plus nous sommes proches du centre-ville, plus durs sont les combats, plus il y a de l’artillerie», a confirmé le dirigeant de la société militaire privée russe, Evgueni Prigojine, habitué à vanter les mérites de «l’ennemi» pour mettre en avant la bravoure de ses hommes. Dans le même temps, l’armée ukrainienne annonçait avoir repoussé plus d’une centaine d’attaques russes, au nord (notamment à Lyman) et au sud (du côté, par exemple, d’Avdiivka), comme si les Russes voulaient resserrer les tenailles pour priver à terme la ville martyre de ses rares voies d’approvisionnement en provenance de l’ouest.
La durée du siège de Bakhmout, l’intérêt stratégique limité du lieu et l’ampleur des pertes subies ont laissé penser à plusieurs reprises que Kiev ordonnerait le retrait de ses troupes pour sauver des vies. Mais le 6 mars, le président Zelensky a démenti cette perspective en demandant à l’état-major de l’armée «de trouver les forces appropriées pour aider les gars à Bakhmout». L’arrivée de renforts a alors été signalée. «Aucune partie de l’Ukraine ne peut être abandonnée», a-t-il soutenu non sans se contredire. Dans la bataille de Severodonetsk, il n’avait pas hésité, en juin 2022, à concéder un repli des troupes sur la localité voisine de Lyssytchansk devant l’avancée russe.
Epuiser les Russes
A Bakhmout, l’objectif des Ukrainiens a finalement été tout autre: maintenir une présence jusqu’aux limites des possibilités pour contenir les troupes russes, leur infliger un maximum de pertes, et ainsi multiplier les chances de succès de l’offensive ukrainienne, espérée au retour d’une météo plus clémente avec l’appoint crucial des moyens nouveaux envoyés par les Occidentaux, notamment les chars Leopard et Challenger. Cette perspective n’est pas envisagée avant avril, voire mai, ce qui situe le niveau du sacrifice que devraient encore endurer les soldats à Bakhmout, puisque, du côté ukrainien aussi, les pertes humaines sont nombreuses. «Les vrais héros sont maintenant les défenseurs qui tiennent le front et infligent un maximum de pertes à l’ennemi sans s’épargner. […] Il faut gagner du temps pour accumuler des réserves et lancer une contre-offensive», a confirmé Oleksandr Syrsky. Des analystes militaires vont jusqu’à considérer que l’armée de Kiev a déployé des forces moins aguerries dans le Donbass afin de réserver les expérimentées pour l’offensive à venir.
Mais que les Ukrainiens tiennent Bakhmout jusqu’à cette nouvelle phase de la guerre est loin d’être acquis. Le patron du groupe Wagner a fait de la prise de la ville une affaire personnelle, pour soigner sa réputation et prouver qu’il dispose du corps d’armée le plus efficient pour apporter des succès militaires à Vladimir Poutine. En cas de prise de Bakhmout, la victoire devrait effectivement être portée au crédit de la société d’Evgueni Prigojine, estime Patrick Wouters, chercheur associé au Centre pour la sécurité, la diplomatie et la stratégie de la Brussels School of Governance. «La prise de Bakhmout doit être plutôt considérée comme ayant un effet stratégique symbolique, surtout pour le moral des troupes officielles russes et celles de Wagner, détaille-t-il. La valeur stratégique de la ville n’est pas si grande, sauf qu’elle permettrait aux Russes de faire avancer leur artillerie pour mettre dans leur périmètre des villes plus importantes comme Sloviansk et Kramatorsk.»
Chair à canon
Patrick Wouters pointe un autre intérêt de la conquête pour le groupe de mercenaires. «Dans la stratégie d’Evgueni Prigojine, on trouve très souvent un aspect “ressources”. Autour de Bakhmout et de Soledar, il y a des mines de sel et de ciment qui, à nouveau, lui permettraient de s’accaparer de ressources naturelles qu’il exploiterait sans scrupules. Les actions précédentes de Wagner, essentiellement en Afrique, comportent toujours un volet d’échange de ses services de mercenaires contre soit du cash, soit, si les régimes qui les sollicitent n’en ont pas, de l’or, des diamants, des minerais qui lui permettent de financer ses opérations.»
Avant l’entrée en action de ses «détachements d’assaut» dans le centre de Bakhmout, le groupe de mercenaires a engagé une piétaille massive et inexpérimentée dans les combats pour grignoter du terrain au prix de considérables pertes. Si succès de Wagner il y a, il aura été forgé sur une montagne de cadavres. Une dimension qui ne devrait pas ébranler son patron. «Il est sûr qu’Evgueni Prigojine n’a pas d’états d’âme à envoyer des hommes sur le champ de bataille pour se faire tuer. Il n’a pas la moindre considération pour l’aspect humain, souligne le chercheur de la Brussels School of Governance. Il suffit de voir les vidéos où il renvoie les corps de certains d’entre eux dans des sacs en plastique et leur souhaite une “bonne année”. C’est d’un cynisme sans commune mesure.» A Bakhmout, une victoire se profile mais à quel prix?
Lâchés par l’armée en Syrie
Dans la nuit du 7 au 8 février 2018, la réplique de l’aviation américaine à une offensive des troupes de Bachar al-Assad vers la ville de Deir ez-Zor contre les Forces démocratiques syriennes, que les Etats-Unis soutiennent, fait une centaine de morts. Parmi eux, septante mercenaires russes. Pourtant, un accord tacite de «déconfliction» entre Russie et Etats-Unis délimite les zones de «contrôle» entre les deux camps. La confrontation entre Russes et Américains n’aurait pas dû avoir lieu. Sauf que les combattants décédés ne sont pas des soldats de l’armée russe mais des mercenaires de la société militaire privée Wagner… Il faudra dix jours pour que Moscou reconnaisse la perte de ses nationaux qui se sont rendus en Syrie «de leur plein gré et à des fins diverses».
Ancien commandant du groupe Wagner «repenti» et passé en Occident depuis la guerre en Ukraine, Marat Gabidullin fut engagé directement dans ce fait de guerre en tant que conseiller du groupe Wagner auprès du bataillon des Chasseurs de l’Etat islamique, une société militaire privée associant des mercenaires syriens et russes. Le récit qu’il en fait dans son livre Ma vérité (1) présente le grand intérêt de dévoiler les méthodes des soldats de fortune et de révéler un exemple de relation, ici tout à fait délétère, avec l’armée russe. «Nous avions participé, sans le savoir, au premier affrontement militaire de l’histoire récente entre les Etats-Unis et la Russie. Et il s’est soldé par une défaite cuisante des mercenaires russes, explique Marat Gabidullin. Dès que le Spooky américain, un avion d’appui aérien rapproché, est apparu dans le ciel […], les militaires russes ont compris que la situation leur échappait. Refusant de reconnaître que les mercenaires qui avançaient […] faisaient partie de troupes progouvernementales regroupées sous le commandement de généraux russes, le commandant ne les a pas arrêtés dans leur progression funeste. Pire! Il a ordonné à ses avions de guerre de quitter l’espace aérien au-dessus de l’Euphrate. […] Alors que nous finissions d’être massacrés par les hélicoptères d’attaque américains et les frappes de drones, l’état-major russe regardait ailleurs.» Les tensions entre la direction du groupe Wagner et l’état-major russe pourraient-elles conduire à de semblables extrémités en Ukraine?
(1) Ma vérité, par Marat Gabidullin, Michel Lafon, 176 p.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici