Ukraine : la Russie reprend l’initiative sauf à Kherson
La campagne de bombardements contre les installations électriques ukrainiennes affecte la population. La menace d’une offensive sur Kiev resurgit. Mais le président biélorusse Loukachenko n’est pas prêt à y impliquer son armée.
La Russie a repris l’initiative dans la guerre après avoir subi, à partir de début septembre, les affres d’une spectaculaire contre- offensive de l’armée ukrainienne. La vague de tirs de missiles et d’attaques de drones opérée le 10 octobre en représailles à l’explosion, deux jours plus tôt, sur le pont de Kertch, reliant la Russie à la Crimée annexée, fut le déclencheur de cette réaction (lire en page 22). Depuis, les bombardements se sont multipliés. Ils ont visé à un tel point les infrastructures énergétiques qu’un responsable de la présidence ukrainienne a affirmé, le 18 octobre, que «la situation est critique dans tout le pays car nos régions sont dépendantes les unes des autres».
Le dilemme du président biélorusse consiste à manifester sa loyauté envers le Kremlin par tous les moyens, hormis l’envoi de troupes…
Pour le moment, cette campagne n’affecte pas véritablement le rapport de force sur les lignes de front. Au sud, le début de l’évacuation des habitants de la ville de Kherson à l’appel des autorités pro-russes a laissé penser que l’armée ukrainienne, qui avait engrangé des succès dans la région ces dernières semaines, pourrait y mener une opération d’envergure avec l’objectif de reconquérir une municipalité occupée aux premiers jours de la guerre par les Russes. Aucun mouvement significatif n’était cependant observé en date du jeudi 20 octobre, même si l’armée russe évoquait une situation « tendue ». Sur le front est, le vent semblait tourner en faveur des troupes russes. Très progressivement, les mercenaires du groupe Wagner poursuivaient leur avancée vers la ville stratégique de Bakhmout, dans l’oblast de Donestk. Et l’armée de Moscou affirmait même avoir repris le village de Gorobivka, dans la province de Kharkiv, à proximité de la frontière, non loin de la ville russe de Belgorod, théâtre ces dernières semaines de dommages collatéraux de la guerre.
Groupe militaire conjoint
Dans ce contexte de pressions démultipliées de l’agresseur russe, ressurgit le scénario d’une offensive sur Kiev au départ du Bélarus. Cette hypothèse a été notamment alimentée par la décision de la Chine, après celles de la Serbie, du Kazakhstan et de l’Egypte, des pays qui maintiennent des relations avec Moscou, de demander à tous ses ressortissants de quitter l’Ukraine. Pourtant, les indices d’un engagement accru du Bélarus dans le conflit rivalisent avec les signes qui tendent à le démentir.
Le 10 octobre, le président Alexandre Loukachenko a ainsi annoncé la création d’un groupe militaire conjoint avec la Russie. Neuf mille soldats russes sont arrivés sur le territoire biélo- russe ou sont en passe de le rejoindre pour l’alimenter. «Il faudra voir le nombre de soldats russes qui seront envoyés dans le pays, nuance Ekaterina Pierson-Lyzhina, chercheuse à l’ULB et spécialiste des relations entre le Bélarus et l’Union européenne. Au début de la guerre, ils étaient environ 30 000. Puis, ils sont repartis. Seul un millier est resté. Donc, soit ce transfert vise à entraîner de nouvelles recrues, soit il annonce une nouvelle attaque contre Kiev. Il est à noter toutefois que ces soldats sont venus sans véhicules blindés, ce qui donne plutôt l’impression qu’ils sont là à des fins de formation.»
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«Les experts militaires évoquent un autre point intéressant, ajoute Ekaterina Pierson-Lyzhina. La frontière du côté ukrainien a été minée. De nombreuses mines ont été posées. Les ponts ont été détruits. La traversée de la frontière en est rendue plus difficile. Une attaque terrestre sera très compliquée.»
Pression accrue de Moscou
Il n’en reste pas moins que, depuis l’attaque du pont de Kertch et l’escalade militaire qui s’en est suivie sur le terrain ukrainien, la pression de la Russie sur son seul allié dans la région s’est sensiblement accrue. Mais, selon la chercheuse de l’ULB, «Alexandre Loukachenko fera tout pour éviter d’envoyer ses propres troupes sur le champ de bataille. Il sait que pareille décision serait extrêmement impopulaire au sein de la population». Le dilemme du président biélo- russe consiste donc à manifester sa loyauté envers le Kremlin par tous les moyens, hormis l’envoi de troupes. Un sondage de l’institut Chatham House de Londres, réalisé au mois d’août, révélait par exemple que 70% des Biélorusses étaient opposés à l’envoi de soldats en Ukraine.
Dans ce contexte, l’organisation d’une «mobilisation cachée», selon la formule du journal indépendant Nacha Niva, auprès de Biélorusses des régions rurales détonne. «Le pouvoir présente l’opération comme une vérification du niveau de préparation de la population à la mobilisation, souligne Ekaterina Pierson-Lyzhina. Il a été demandé aux entreprises d’Etat de fournir des listes d’employés qui sont mobilisables et de véhicules qui pourraient être utilisés pour acheminer ces nouvelles recrues. Minsk nie, en tout cas, qu’il s’agisse d’une vraie mobilisation.»
Effets des sanctions
On retrouve là l’ambiguïté entretenue par Alexandre Loukachenko qui navigue entre la volonté d’adresser des signes d’allégeance au Kremlin et la nécessité de ménager sa population. Mais sa marge de manœuvre est de plus en plus réduite. La chercheuse de l’ULB explique cette évolution par le fait que les sanctions économiques européennes prises après l’élection présidentielle truquée de 2020, qui avait reconduit Loukachenko au pouvoir, commencent seulement à produire des conséquences concrètes. Une clause stipulait que les contrats en cours devaient être menés à leur terme. Leur effet a donc été retardé. Résultat: l’état de l’économie biélorusse est déplorable. Le Bélarus est plus isolé et plus fragile. Il est donc plus exposé aux pressions de Moscou.
Loukachenko sait qu’il serait extrêmement dangereux de donner à des citoyens ordinaires des armes qu’ils pourraient retourner contre le pouvoir.
Mais Alexandre Loukachenko est aussi habile. Quand il accuse la Pologne, la Lituanie et l’Ukraine de préparer des attaques contre son pays, on pourrait penser qu’il installe les arguments pour justifier un engagement de son armée en Ukraine. Ekaterina Pierson-Lyzhina y voit plutôt la mise en scène d’une menace imaginaire pour ne pas envoyer ses propres troupes en Ukraine sous prétexte que le Bélarus a besoin de conserver ses moyens de défense pour faire face à une attaque extérieure. «C’est le même argument qu’il avance pour justifier auprès de sa population la création d’un groupe militaire conjoint avec la Russie et le retour en nombre des militaires russes au Bélarus», complète la chercheuse.
Alexandre Loukachenko adoptera peut-être une rhétorique plus violente, plus anti-Otan encore que celle de Vladimir Poutine. Mais pour Ekaterina Pierson-Lyzhina, une telle posture relève de la mise en scène pour montrer aux médias russes le soutien du Bélarus à la cause du maître du Kremlin. «Il partagera le matériel dont il dispose – des chars ont été envoyés récemment en Russie, des industries biélorusses fournissent des gilets pare-balles et autres tenues militaires. Mais il s’efforcera tant que possible d’éviter l’envoi de troupes et une mobilisation nationale. Il sait qu’il serait extrêmement dangereux de donner à des citoyens ordinaires des armes qu’ils pourraient retourner contre le pouvoir.»
La Russie perd un allié, en gagne un autre
La Russie avait pu compter sur un quartet d’alliés, le Bélarus, la Corée du Nord, l’Erythrée et la Syrie, lors des votes des deux premières résolutions concernant la guerre, soumises en mars à l’Assemblée générale des Nations unies, celle du 2 mars condamnant l’invasion de l’Ukraine et celle du 24 mars réclamant un arrêt immédiat des hostilités. Le vote sur la troisième a donné lieu à une défection dans le camp prorusse: l’Erythrée est passée du côté des abstentionnistes au moment de se prononcer sur l’annexion par Moscou des territoires ukrainiens occupés. Une façon sans doute pour Asmara de ne pas prêter le flanc à la relance de revendications de l’Ethiopie sur un bout de territoire érythréen, objet d’une guerre entre 1998 et 2000. Un différend jamais résolu même si les deux Etats ont normalisé leurs relations depuis 2018. La Russie a cependant récupéré un autre allié: le Nicaragua, qui s’était abstenu lors des deux premières résolutions de l’Assemblée générale sur l’Ukraine, ne s’est pas opposé à la «russification» des provinces ukrainiennes de Louhansk, Donetsk, Zaporijia et Kherson.
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