Ukraine : faut-il s’inquiéter de la « volonté impériale » des Etats-Unis ?
Dans De guerre en guerre, le sociologue Edgar Morin met en garde contre les intentions des Etats-Unis dans le conflit et contre «la propagande qui nous fait haïr la Russie».
La visite de Volodymyr Zelensky le 21 décembre à Washington, son premier voyage à l’étranger depuis le déclenchement de la guerre, a été perçue tantôt comme l’expression logique de la reconnaissance de l’Ukraine au massif soutien des Etats-Unis à la guerre contre la Russie, tantôt comme le signe d’un asservissement complaisant à la superpuissance militaire, économique, voire impérialiste. Dans son dernier essai intitulé De guerre en guerre (1), le sociologue et philosophe plus que centenaire Edgar Morin met en garde contre une vision idyllique du rôle de l’Ukraine et des Etats-Unis dans ce conflit.
La mainmise américaine s’accroît avec l’aide économique et militaire, qui rend l’Ukraine de plus en plus dépendante de la puissance qui soutient son indépendance.
«Toute guerre, de par sa nature, de par l’hystérie qu’entretiennent gouvernants et médias, de par la propagande unilatérale et souvent mensongère, comporte en elle une criminalité qui déborde l’action strictement militaire», énonce d’abord l’auteur. «Dès que sévit l’hystérie fanatique ou l’hystérie de guerre, elle devient souveraine et provoque la haine de toute connaissance complexe et de toute contextualisation.» Pour lui, le camp occidental n’échappe pas, depuis l’invasion russe de l’Ukraine, à cette dérive. «Nous subissons une propagande de guerre qui nous fait haïr la Russie, admirer inconditionnellement tout ce qui est ukrainien et occulter tout contexte, dont celui de la guerre ininterrompue depuis 2014 entre l’Ukraine et les provinces russophones irrédentistes, ainsi que le rôle des Etats-Unis, qu’il faudra bien un jour examiner en historien».
Deux volontés impériales
Edgar Morin amorce cet examen dans De guerre en guerre. «L’Ukraine est l’enjeu de deux volontés impériales, argumente-t-il. L’une qui veut sauvegarder sa domination sur le monde slave et se protéger d’une nation voisine qui soit sous l’influence des Etats-Unis, l’autre qui tient à intégrer l’Ukraine à l’Occident et à enlever à la Russie son titre de superpuissance mondiale. Les Etats-Unis, en affaiblissant durablement la Russie par Ukraine interposée, élimineraient un des obstacles au maintien de leur hégémonie planétaire, l’autre étant la Chine.»
Cette volonté hégémonique américaine aurait des implications concrètes sur la conduite du conflit par les Ukrainiens. «La mainmise américaine s’accroît avec l’aide économique et militaire, qui rend l’Ukraine de plus en plus dépendante de la puissance qui soutient son indépendance», insiste le sociologue. Conséquence: «On peut supposer que sous l’emprise américaine […], le président Zelensky, qui dans un premier temps reconnaissait que la seule solution au conflit était diplomatique, devienne de plus en plus intransigeant et voie comme seule solution « la victoire ».»
Edgar Morin n’entend pas être entraîné dans cette logique belliqueuse et veut croire à la possibilité d’une paix négociée. Mais les «conditions claires» qu’il énonce pour y parvenir – reconnaissance de l’indépendance de l’Ukraine, soit par un statut de neutralité, soit par son intégration dans l’Union européenne, et donc avec garantie militaire, renoncement à la souveraineté ukrainienne sur le Donbass, réintégration des oblasts de Kherson et de Zaporijia dans l’orbite de Kiev et instauration de «ports francs» à Marioupol, Berdiansk, voire à Odessa – sont sans doute inacceptables pour les Ukrainiens, qu’ils soient asservis ou non aux Américains.
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