
Constantin Sigov: la question de l’aide à l’Ukraine offre «une chance pour une nouvelle naissance de l’Europe»
Après «la scène indigne» organisée par Trump contre Zelensky, le philosophe ukrainien Constantin Sigov se réjouit que, de nouveau, le mot d’ordre de l’Europe soit «courage».
Constantin Sigov est philosophe, professeur à l’université Mohyla de Kiev. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Quand l’Ukraine se lève (Talent éditions, 2022) et Le Courage de l’Ukraine (éd. du Cerf, 2023). Il livre les sentiments que lui inspire l’actualité des relations entre les Etats-Unis et son pays.
Comment avez-vous perçu l’affrontement entre Volodymyr Zelensky et Donald Trump dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche?
J’ai trouvé qu’il s’agissait d’une réception tout à fait indigne vis-à-vis de tous les Etats démocratiques et vis-à-vis d’un pays engagé dans la résistance à un crime d’agression de la part de la Russie. Il est choquant de voir le président américain accuser son prédécesseur, devant les caméras et face à des responsables étrangers, d’être responsable de l’agression russe contre l’Ukraine. La seule raison de la poursuite de la guerre se trouve au Kremlin. Quand la Maison-Blanche acceptera-t-elle cette évidence? Mis à part le côté indigne de cette scène visiblement préparée –l’absence de traduction normalement prévue en ces circonstances en est un indice –, il faut souligner le caractère totalement injuste de cette mise en jugement. Plus grave encore, un expert allemand, Andreas Umland, a noté avec justesse l’aspect très étrange des événements actuels, à savoir que les Etats-Unis détruisent avec ardeur l’ordre de l’après-Seconde Guerre mondiale façonné principalement pas les mêmes Etats-Unis. Donc, le plus grand ennemi des Etats-Unis d’aujourd’hui n’est ni la Chine, ni la Russie, ni l’Iran, mais l’Amérique d’hier. Cette autodestruction est peut-être la manifestation la plus claire de l’impact de la poutinisation de l’Amérique. C’est plus qu’un signe de faiblesse de la part de la diplomatie américaine d’avoir brusquement abandonné l’idée de l’isolement de l’agresseur dans le conflit russo-ukrainien et de lui avoir fait de grandes avances de manière unilatérale, sans consulter ses alliés européens.
Comment expliquez-vous cette attitude des Etats-Unis?
J’ai publié dans la revue Esprit de février un article intitulé «La résistance européenne face à l’agression russe». J’y développe un concept qui paraît encore plus pertinent aujourd’hui, celui du «mimétisme impérial». Avec la Russie, l’Iran, la Corée du Nord, nous constatons que l’agression perpétrée par un régime dictatorial en entraîne une autre. La dynamique de ce mécanisme était, dans les périodes précédentes, leur hostilité commune à l’Occident. Leurs tentatives ne se heurtaient malheureusement pas à une ferme opposition de l’Occident. Mais on ne pouvait pas imaginer qu’au lieu que l’Amérique et l’Europe s’opposent ensemble à l’alliance des dictateurs, les Etats-Unis seraient gagnés eux-mêmes par ce mimétisme impérial. L’administration américaine, par ses initiatives à l’égard du Groenland, du Canada, du Panama, montre que c’est même le mimétisme poutiniste qui affecte les Etats-Unis. Qu’est-ce que le poutinisme? C’est le double rejet des limites, rejet des frontières légitimes des voisins, et rejet des lois, de la justice, du droit… Toute l’histoire de l’URSS a été caractérisée par l’idée de faire table rase de l’ordre précédent. L’autodestruction était pérennisée par les régimes soviétique et poutiniste. Ce virus-là est en train d’affaiblir gravement le système américain. La question est aujourd’hui de savoir à quel point il va toucher l’Europe. Comment les grands et les petits pays d’Europe, de manière solidaire, vont-ils parvenir à résister à cette tendance? C’est absolument crucial. Dans ce sens-là, le scandale de la Maison-Blanche est un électrochoc pour précisément donner un signal très fort pour les forces démocratiques en Europe, stimulées par les rencontres à Paris et à Londres, et par le Sommet européen du 6 mars qui sera un test quant à la capacité de l’Union européenne de proposer un sursaut en matière de défense.
Peut-on penser que Volodymyr Zelensky ne souhaitait pas signer l’accord sur l’exploitation des métaux rares par les Etats-Unis en Ukraine parce que Donald Trump ne lui offrait pas les garanties de sécurité voulues?
Le contrat a été apporté sur la table par le président ukrainien. Depuis, il a confirmé à plusieurs reprises être favorable à le signer s’il peut renforcer la collaboration avec les Etats-Unis. Evidemment, il doit être accompagné par des garanties de sécurité pour que le projet devienne réalité. L’obstination de Donald Trump et de J.D. Vance à ne pas parler de ces garanties est encore une fois un signal d’alarme très fort pour les Européens et un indice de la tendance des dirigeants américains à mettre entre parenthèses les aspects de la guerre au profit de la perspective d’échanges économiques avec la Russie. L’historien américain Timothy Snyder a souligné que parmi les nombreuses erreurs commises par la Maison-Blanche il y a celle, stratégique et très lourde, de privilégier l’économie de la Russie à celles du Canada et de l’Union européenne, celle-ci étant à elle seule quinze fois plus forte que son homologue russe. Sans parler de l’aspect politique, cette stratégie est aberrante économiquement. Cela en dit long, encore une fois, sur le danger qui plane sur les démocraties en Europe.
Le président Zelensky est-il unanimement soutenu en Ukraine?
Pour les Ukrainiens, il est clair que c’est un choix entre la vie et la mort. Selon la Constitution ukrainienne, il ne peut pas y avoir d’élections en temps de guerre. C’est exclu en raison des centaines de milliers d’hommes et de femmes qui sont dans les tranchées et des millions de personnes qui vivent en territoires occupés. L’idée poutiniste véhiculée par l’administration américaine de changer de leader contredit notre Constitution, et le bon sens en période de guerre. Les précédentes accusations de régime dictatorial à l’encontre de l’Ukraine –alors que l’on sait très bien où est le dictateur, au Kremlin– et l’affrontement à la Maison-Blanche ont profondément choqué les Ukrainiens. C’est la révolution de la Dignité, en 2014, qui est à l’origine de notre résistance depuis plus de dix ans. Cette scène indigne heurte le principe même de notre combat. Cela nous donne une motivation évidente pour renforcer notre résistance et ne pas faiblir. Cela contredit l’illusion que c’est l’Amérique qui nous manipule et qui décide de tout. Du reste, je pense qu’il est très important de nommer un chat un chat. Continuer de parler de «la guerre en Ukraine» au lieu d’évoquer la guerre russo-ukrainienne, ce n’est pas une bonne idée. Le conflit n’est pas descendu du ciel. Il a été lancé par l’agression russe. Ce mésusage crée l’impression que «la guerre, c’est l’Ukraine». C’est complètement erroné: la guerre, c’est le Kremlin. Aujourd’hui, sur ce manque de précision et sur cette peur de nommer exactement les choses, on crée une inclinaison qui permet presque à un certain nombre de révisionnistes, jusque dans l’administration américaine, de dire que c’est l’Ukraine qui a attaqué la Russie ou que c’est elle qui ne veut pas arrêter cette guerre. Imaginez-vous qu’au bout de trois ans de résistance de votre pays, la Belgique, face à l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale, on ait continué à parler de «la guerre en Belgique», sans évoquer l’agresseur… J’ai étudié la résistance de la Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle a été très importante. Il vaut mieux honorer l’expérience des résistants belges à l’agression. Il y a un rapport direct entre les résistants belges ou français et la résistance actuelle, nécessaire, des Européens face à une vague néototalitaire.
La résistance des Européens est-elle véritablement en marche après les réunions de Londres et Paris?
Il est très important que l’on voie de nouveau que le mot d’ordre de l’Europe est «courage». Mon livre Le Courage de l’Ukraine avait pour sous-titre très important Une question pour les Européens. Comment les Européens eux-mêmes répondent à cette question de Shakespeare «To be or not to be?». C’est cela qui est maintenant en jeu. Le courage des Européens manifesté à Paris, à Londres, à Bruxelles, à Strasbourg est absolument nécessaire pour voir exactement la réalité tragique de notre époque et avoir une vision plus claire du champ de bataille. Des efforts et des actions concrètes doivent être menés pour notre résistance. Et à l’opposé, on voit les collabos. Pour ne pas être empêchés par ceux-ci dans notre action, il faut avoir du courage. Au printemps 2022, on parlait du fait de «ne pas humilier la Russie». Aujourd’hui, la question majeure est «il ne faut pas humilier l’Europe». Si on entre dans une période de concessions, de traités pour humilier tel ou tel Etat européen ou l’Europe en tant que telle, tout le siècle pourrait être marqué par cette humiliation. C’est maintenant qu’il faut résister à cela pour éviter le pire. Le vrai enjeu est l’Europe face à la guerre. Il faut investir dans la défense et dans une économie de guerre et, de cette façon-là, montrer sa force à la fois face à l’agresseur, l’armée de Poutine, et face à l’Amérique, qui ne respecte que la force. C’est une chance pour une nouvelle naissance de l’Europe.
«L’idée poutiniste véhiculée par l’administration américaine de changer de leader contredit notre Constitution.»
«Au printemps 2022, on parlait de “ne pas humilier la Russie”. Aujourd’hui, la question majeure est de “ne pas humilier l’Europe”».
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