Ukraine: comment l’armée russe se réorganise face au groupe Wagner
La nomination du chef d’état-major de l’armée Valéri Guerassimov à la tête des opérations en Ukraine pourrait préluder à la mise au pas d’Evgueni Prigojine, le patron des mercenaires. Mais Poutine n’aurait-il pas d’autres intentions?
Entre avril et juin 2022, le général Alexandre Dvornikov, commandant du district militaire du sud de l’armée russe, était en charge des opérations militaires en Ukraine. Une de ses missions était, déjà, d’assurer une meilleure coordination entre les unités de l’armée. Il fut remplacé, au début de l’été 2022, par le général Guennadi Jidko. Mais la nomination de ce dernier pour superviser «l’opération militaire spéciale» n’a jamais été véritablement attestée. En octobre, celle du général Sergueï Sourovikine, réputé pour ses «faits d’armes» en Syrie, devait réorganiser le dispositif militaire russe pour lui permettre de reprendre l’initiative. Le commandant des opérations militaires en Ukraine décida le retrait des troupes russes de Kherson, la principale ville conquise par l’occupant depuis le 24 février 2022, et fortifia leur défense en deçà du Dniepr. Puis les positions se figèrent.
Le groupe Wagner a grandi de façon exponentielle.» Kris Quanten
Le 11 janvier, Vladimir Poutine a annoncé la nomination du chef d’état-major de l’armée russe, Valéri Guerassimov, comme commandant du groupe combiné des troupes russes déployées en Ukraine. L’ armée l’a justifiée dans son communiqué officiel par «un élargissement de l’ampleur des missions à accomplir et la nécessité de mener une interaction plus étroite entre les composantes des forces armées». Au même moment, le patron du groupe de mercenaires Wagner, Evgueni Prigojine, revendiquait la prise par ses hommes de Soledar, une petite localité au nord de Bakhmout, dans le Donbass. Quelques jours plus tôt, il avait critiqué, comme il l’avait déjà fait auparavant, les généraux à la tête de l’armée et leur inefficacité présumée. Où va l’armée russe? Revue des enjeux de cette bataille au sommet, avec Kris Quanten, professeur d’histoire militaire à l’Ecole royale militaire.
1. La signification de la nomination de Guerassimov
«Il y a plusieurs lectures de cette décision. La première est que Sergueï Sourovikine n’a pas pu réaliser les objectifs qu’on lui avait imposés, analyse Kris Quanten. Il a été nommé voici trois mois à peine pour reprendre l’initiative car le conflit était bloqué. Il devait changer la donne. Il n’a pas réussi. Donc, il est mis de côté. Deuxième lecture: en propulsant le chef d’état-major Valéri Guerassimov au poste de commandant opérationnel en Ukraine, Vladimir Poutine dispose d’une ligne de communication directe avec ce qui se passe sur le terrain d’opérations. La décision n’est pas illogique. La troisième lecture, la plus importante, est qu’il faut analyser cette décision dans le contexte d’une lutte d’influence entre Evgueni Prigojine, le patron de la compagnie militaire privée Wagner, et le sommet de l’armée. Le premier essaie, en fait, de se profiler comme l’homme capable d’obtenir un succès sur le terrain. C’est ce qui s’est passé à Soledar où il a voulu forcer coûte que coûte une victoire, même de petite envergure. Le prix à payer pour cela, les nombreux hommes qu’il perd au combat, ne le préoccupe pas. Evgueni Prigojine veut se rendre incontournable aux yeux de Poutine qui a besoin de victoires.»
2. L’intérêt de la prise de Soledar
«La prise totale de Soledar permet d’envisager d’encercler Bakhmout par le nord. Si cette ville était conquise, la voie serait ouverte aux Russes pour progresser vers Kramatorsk et Sloviansk (NDLR: dernières villes importantes de l’oblast de Donetsk aux mains des Ukrainiens). Mais l’intérêt tactique est très limité, indique le professeur d’histoire militaire à l’ERM. La conquête de Soledar est une victoire à la Pyrrhus. Et Bakhmout est le «Verdun de l’Ukraine», une bataille, comme lors de la Première Guerre mondiale, dont la victoire n’apporte pas de gain substantiel mais qui a, en revanche, un coût très élevé.»
3. Les objectifs de Guerassimov
«En remplaçant Sergueï Sourovikine par le chef d’état- major de l’armée en personne, le pouvoir russe tente de mettre au pas l’élément incontrôlable qu’est Prigojine, puisqu’il dépendra directement du patron de la défense, note Kris Quanten. Demeure cependant le problème fondamental que l’armée russe n’est pas une armée unifiée. Ses différentes composantes se concurrencent de plus en plus les unes les autres. Le modus operandi de Vladimir Poutine consiste d’ailleurs à très souvent utiliser une de ces factions contre une autre. Ce n’est pas sain pour le déroulement des opérations. Beaucoup d’énergie se perd dans des frictions internes au lieu de se focaliser sur l’ennemi commun. La mission de Guerassimov est de remettre de l’ordre. Mais y arrivera-t-il? Ce ne sera pas évident.»
Si Guerassimov commet l’une ou l’autre erreur, il sera très facile pour Poutine de le mettre de côté.
4. Wagner incontournable
Au début de la guerre, les hommes de la compagnie militaire privée d’Evgueni Prigojine étaient plus réputés pour leur capacité à piller certains pays d’Afrique que pour leur ardeur au combat. Leur contribution à la prise de Soledar, même si elle a été surestimée et dès lors réévaluée par le ministère russe de la Défense, ne prouve-t-elle tout de même pas qu’ils font preuve d’une certaine «efficacité»? «Le groupe Wagner a grandi de façon exponentielle, souligne Kris Quanten. Au départ, on évoquait le chiffre de 10 000 hommes. Aujourd’hui, selon les rapports, on parle de 50 000 voire même de 80 000 mercenaires. Il a recruté massivement. Ensuite, il a accueilli les prisonniers. Il les utilise pour ses attaques comme de la chair à canon. Son but est d’être pris au sérieux. C’est pour cela qu’il a besoin de victoires et qu’il se focalise tellement sur ce qui se passe à Bakhmout. Cela fait des semaines qu’il mène ce combat qui n’a pas de sens. Et chaque fois qu’il est freiné dans son effort de guerre, Evgueni Prigojine incrimine la logistique de l’armé classique, c’est-à-dire des généraux de l’état-major.»
5. Poutine, le pari de l’armée
En propulsant Valéri Guerassimov à la tête des opérations en Ukraine, Vladimir Poutine semble prendre parti pour l’armée contre, dans une certaine mesure, Evgueni Prigojine et Wagner. Mais outre qu’on ne voit pas nécessairement pourquoi Guerassimov pourrait réussir là où Sourovikine a échoué, se pose la question du risque pris par le président russe en s’exposant à un revers si son chef d’état-major échoue lui aussi.
«Mon sentiment est que tôt ou tard, Poutine devait se débarrasser de Valéri Guerassimov ou de Sergueï Choïgou (NDLR: le ministre de la Défense). Il a résolu la question différemment, note Kris Quanten. Il a mis le premier au poste de commandement. Il est responsable du front. S’il commet l’une ou l’autre erreur ou s’il n’obtient pas les résultats escomptés, il sera très facile pour Poutine de le mettre de côté. De la sorte, il ne doit pas vraiment se salir les mains. Avec cette décision, Evgueni Prigojine est rappelé à l’ordre. Le président russe a pris ouvertement parti pour le camp des militaires classiques. Il doit quand même faire attention à ce qu’il entreprend. Il ne peut pas se mettre l’armée à dos. Il a besoin de l’appui de l’armée. Et l’armée a besoin de lui.»
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