Franklin Dehousse
UE: la nomination de Scott Morton, nouvelle illustration de la gestion pitoyable des commissaires européens
Selon Franklin Dehousse, professeur à l’université de Liège, la sélection « organisée » par les commissaires Margrethe Vestager et Ursula von der Leyen et se révèle comme une sottise évidente.
En juillet, la Commission européenne a annoncé la nomination de Mme Scott Morton, économiste américaine réputée du numérique, comme directrice du département économique de la concurrence (« chief economist »). Rapidement, cette nomination a suscité la polémique, et provoqué en fin de compte la renonciation de l’intéressée. Certains citoyens peuvent trouver cela à première vue exagéré puisque la compétence de l’intéressée n’est contestée par personne. Certains économistes et juristes ont par ailleurs défendu cette nomination avec ferveur.
Hélas, la vie est plus complexe, et cet épisode offre une nouvelle illustration de la mauvaise gestion, en partie malhonnête et en partie stupide, des commissaires européennes en charge. Pour le comprendre, il faut réexaminer la procédure de nomination. La sélection « organisée » par Mmes Margrethe Vestager et Ursula von der Leyen et se révèle alors comme une sottise évidente.
Une procédure malhonnête dès le départ
Normalement, les postes élevés sont en principe réservés aux nationaux de l’Union européenne. La Commission n’est ni une entreprise, ni une université. Elle exerce des fonctions de puissance publique, à un niveau essentiel. Cette condition existe donc pour de bonnes raisons. Elle ne peut être supprimée qu’à titre exceptionnel lorsqu’on ne trouve pas les candidats adéquats. Von der Leyen et Vestager ont supprimé cette condition dès le début.
Cela pose déjà un quadruple problème. Les commissaires impliquées suppriment un stade de la procédure sans raison claire. Elles créent un précédent dangereux. Elles présument qu’il n’existe pas de candidat valable parmi les quelque 400 millions de nationaux de l’Union européenne. Enfin, par cette suppression initiale, elles révèlent qu’elles entendent dès le début engager une personne non européenne. J. Quatremer donne (Libération, 14/7) d’autres précisions savoureuses. Conformément à la tradition des décisions caviardées, le dossier épais des nominations est arrivé juste au début de la réunion des chefs de cabinet. Le dossier de Scott Morton était bref, et sa nationalité n’y apparaissait même pas. De façon désinvolte, celle-ci avait déjà annoncé trois mois plus tôt sa nomination dans son université, et certains l’avaient même déjà félicitée. Ce n’est pas avec des tripotages pareils qu’on va promouvoir demain « le modèle européen de gestion » (sic) dans le monde.
Rien n’est plus comique, à cet égard, que de voir des bancs d’économistes et même de juristes défendre « au nom de la concurrence » (sic)… une procédure où la concurrence équitable entre candidats a précisément été trafiquée dès l’origine. Certains économistes ont d’ailleurs indiqué ne pas s’être présentés parce qu’on savait très bien qui la Commission entendait nommer. Quant à von der Leyen et Vestager, elles devaient bien percevoir dès l’origine une certaine pourriture du dossier puisqu’elles l’ont avancé au milieu des vacances, en catastrophe, et sans avertissement à leurs collègues en dépit du processus exceptionnel.
La négation du management public
Les critiques ont souligné que, en plus, Scott Morton avait travaillé pour de nombreux géants américains du numérique (notamment Apple, Microsoft et Amazon). Selon la Commission, cela ne pose aucun problème puisque l’intéressée évitera tout conflit d’intérêt en ne traitant pas les dossiers relevant de ces entreprises. La réponse paraît sensée, mais est en réalité insensée. D’abord, Scott Morton est engagée pour sa grande compétence dans le domaine du numérique mais, pour l’essentiel, elle ne pourra pas s’occuper des grands dossiers numériques. Comme ils constituent les principaux dossiers actuels de la concurrence, à quoi sert-elle alors ? Cela revient à désigner un directeur général de l’agriculture qui, en raison de nombreux conflits d’intérêt, ne pourrait pas connaître tous les dossiers de céréales. Kafka n’est pas loin.
Ensuite, les monopoles de la High Tech forment une petite tribu. Scott Morton pourrait parfaitement établir un principe dans un dossier où elle n’a pas de conflit d’intérêt, tout en sachant fort bien qu’il bénéficiera à une entreprise où elle a un gros conflit d’intérêt. Par surcroît, écarter de façon répétée le dirigeant d’un service administratif dans la plupart des grands dossiers n’est pas réaliste. Autre chose serait d’avoir nommé Scott Morton comme conseillère spéciale (solution qui aurait été beaucoup plus intelligente). Ici, elle doit sans cesse diriger une équipe, sélectionner des collaborateurs, attribuer des tâches, définir une stratégie. Toutes décisions qui auront fatalement des incidences importantes sur des dossiers où elle conserve des conflits d’intérêt. Par surcroît, ce contexte engendrera une perte de crédibilité permanente du service parmi les nombreux plaignants qui s’adressent à la Commission. De plus, le mandat étant annoncé pour trois ans, cela provoquera d’autres nombreux conflits d’intérêt à la sortie de fonction. Enfin, cela ouvrira un boulevard pour intenter de multiples recours judiciaires contre la Commission.
D’autres problèmes s’ajoutent encore. Comment garantir le bon fonctionnement du service, avec un profil aussi fortement marqué ? Comment garantir la continuité du service public, et spécialement de son information, avec des contraintes aussi dantesques au début et à la fin ? Comment motiver encore le personnel ? Il suffit d’imaginer la situation des collaborateurs qui devraient se demander chaque jour ce qu’ils peuvent dire ou non, transmettre ou non, à la directrice. Ces multiples considérations, tant juridiques que managériales, semblent avoir totalement échappé aux commissaires impliquées. L’administration est considérée comme le jouet de leur bon plaisir, et le reste ne les intéresse nullement.
Une image catastrophique à la veille d’élections cruciales
Dans moins d’un an aura lieu l’élection du Parlement européen, et ensuite de la nouvelle Commission européenne. Celle-ci est déjà souvent perçue, dans une bonne partie du public, comme la créature des grandes entreprises, le paradis des combines administratives, et un agent occulte des Etats-Unis. De tels arguments constituent le fonds de commerce des partis populistes. Le tandem Vestager/von der Leyen vient de leur apporter un fantastique soutien.
Heureusement, la nomination a suscité des réactions institutionnelles. D’une part, la plupart des groupes du Parlement européen ont invité la Commission à revoir sa décision. D’autre part, chose bien plus rare, six commissaires ont écrit à la présidente pour indiquer leur opposition. Certes, ces initiatives peuvent être vues avec un zeste de scepticisme. A la veille d’élections, la plupart des mandataires publics découvrent soudain la nécessité de se refaire une virginité. Il convient néanmoins de les louer. Elles ne sont toutefois pas générales. Ainsi, Philippe Lamberts, co-président des Verts, s’est désolidarisé de son groupe, a plaidé pour la nomination, puis a disparu de l’horizon en évitant toutes les questions. (Il avait déjà de façon similaire contribué activement à la nomination trafiquée de Chiocchetti comme secrétaire général du Parlement européen.) De même, les commissaires Jourova et Reynders, en charge du respect de l’Etat de droit, n’ont pas soutenu l’opposition de leurs collègues à ces trucages procéduraux. Il semble bien plus facile de critiquer les gouvernements de l’autre côté du continent plutôt que d’assumer ses responsabilités directes à Bruxelles. Encore une fois, Orban et Kaczyński doivent bien rire.
Les oppositions sont d’autant plus fondées que Scott Morton, comme le rappellent C. Lesnes et M. Stoller (Le Monde, 17/7), est largement une défenderesse des monopoles (ce qui explique pourquoi ils paient ses talents fort cher). Elle a nettement contribué à leur renforcement sous l’administration Obama. Dans la lutte contre les abus de pouvoir économique, sa nomination constitue donc un signal majeur. Sur le plan diplomatique aussi. Elle s’intègre aussi dans une série de faveurs offertes par von der Leyen à l’administration Biden. (Toute connexion avec sa candidature comme secrétaire général de l’OTAN constitue bien sûr une pure coïncidence.)
De façon comique, cela n’empêche des observateurs anglo-saxons, comme L. Barber, souvent mieux inspiré, de présenter les critiques de la nomination comme un grand complot de Macron (Politico, 22/7). Comme souvent, le président français a eu des commentaires fondés sur la substance, mais maladroits sur la forme. Il n’en reste pas moins que sa capacité d’influence ici était nulle. Ce sont les positions du Parlement européen, des commissaires, et surtout les déficiences monumentales du dossier, qui ont changé la situation.
Très brillante sur la concurrence entre entreprises, Scott Morton le semble nettement moins sur la concurrence dans les nominations. Toutefois, elle a au moins fini par comprendre le non sens de la manœuvre en abandonnant son poste. Von der Leyen et Vestager, en revanche, se sont acharnées en dépit de tout. Il ne s’agit pas de nier ici leurs apports positifs, à certains égards, dans les affaires européennes. Néanmoins, l’épisode reflète leur gestion pitoyable d’une administration essentielle.
Pas une surprise
Il ne s’agit pas d’une surprise. Vestager avait déjà approuvé en 2018 la nomination trafiquée de Selmayr comme secrétaire général de la Commission. Maintenant candidate à la présidence de la BEI, elle va peut-être y nommer un directeur financier chinois pour apprécier les investissements en Eurasie… Sa défense de la nomination au Parlement européen s’est révélée un festival d’incompétence, bien relaté par P. Hofmann (Le Soir, 17/7). Elle indique notamment que les conflits d’intérêt ne sont « qu’une poignée », … mais en même temps que la Commission ne les a pas encore étudiés. Elle déclare aussi que l’Europe « ne pouvait se priver des talents de Scott Morton »… alors qu’il n’y avait pas eu d’appel à candidature sans elle. Et, bien sûr, pour la « confidentialité », elle ne fournit aucune précision sur la procédure. La dégringolade de la transparence, avec l’aide régulière de la Cour de justice, génère ainsi un paradis de la mauvaise gestion.
Quant à von der Leyen, on ne compte plus ses fautes de gestion (début de la fourniture des vaccins, fin de la fourniture, contacts directs louches avec la direction de Pfizer sur des commandes de dizaines de milliards d’euros, négociation solitaire avec Biden d’un accord picaresque sur les données personnelles, refus de fournir ses contrats de promotion médiatique, refus de fournir ses échanges avec Pfizer, maintien du secret des contrats avec Pfizer, refus de répondre au Parlement et à la presse à ces égards, sans compter le délabrement complet dans lequel elle a laissé l’armée allemande après six années de ministère). Force est de constater que la présidente de la Commission s’est révélée un cancer managérial qui, de Berlin, a fait une métastase à Bruxelles. (Il suffit de comparer son parcours à celui, brillant, de Christine Lagarde, nommée aussi en 2019 à la tête de la banque centrale européenne).
Les articles d’une certaine presse complaisante comparent parfois von der Leyen à Jacques Delors. Leurs auteurs, dépourvus de mémoire, seraient toutefois dans l’incapacité de citer une seule affaire comparable pendant les dix années de Delors à la présidence de la Commission. Tout cela constitue un triste spectacle pour les défenseurs de l’Europe, dont l’image sombre un peu davantage avec chaque calamité de ce genre.
Le titre est de la rédaction. Titre original: « Madame Scott Morton, pantalonnade de l’été de la commission européenne ».
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