Turquie-Europe, le risque de rupture
Erdogan ne cesse d’invectiver l’Europe, mais ce discours montre les failles du régime d’Ankara. Dorothée Schmid, directrice du programme » Turquie contemporaine » de l’Institut français des relations internationales, analyse les raisons et les dangers de l’escalade.
Depuis un mois, les relations entre la Turquie et ses partenaires européens sont extrêmement tendues. Les insultes et les menaces volent bas dans des contextes préélectoraux marqués par la montée des extrêmes. Après l’interdiction de meetings politiques turcs en Allemagne, des ministres turcs ont été déclarés persona non grata aux Pays-Bas. Les usages diplomatiques sont écornés, des soupçons d’espionnage évoqués, la crise de confiance, jusqu’ici latente, est désormais totale, et entraîne le retour du débat sur la pertinence du processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne – ouvert à la fin de 2005 et qui piétine depuis presque aussi longtemps.
Après avoir cultivé pendant des années une ambiguïté qui se voulait constructive, les deux parties se rapprochent du point de rupture. Prenant exemple sur les europhobes de l’Ouest, le tout-puissant président turc, Recep Tayyip Erdogan, songe à organiser un référendum pour mettre fin au projet de rejoindre l’UE, qu’il qualifie de » club chrétien « . Du côté des institutions de Bruxelles et de plusieurs capitales européennes, un seuil psychologique négatif est franchi depuis qu’Ankara bombarde Amsterdam, Berlin, Vienne de discours dénonçant les » reliquats du nazisme et du fascisme « . Les termes sont repris, sans sourciller, par les officiels turcs à tous les niveaux de la hiérarchie, qui viennent ainsi compléter des accusations antérieures de racisme et d’islamophobie adressées à différents pays d’Europe.
Le président songe à organiser un référendum pour mettre fin au projet de rejoindre l’UE »
On peut en partie interpréter cette rhétorique incendiaire comme une comédie de campagne. Les citoyens de Turquie se rendent aux urnes le 16 avril pour voter pour ou contre une loi constitutionnelle qui donnera les pleins pouvoirs à Erdogan. La fièvre nationaliste qui s’est emparée de l’AKP, le parti islamiste en place depuis 2002, s’explique par la nécessité de resserrer les rangs et de capter l’électorat de l’extrême droite – dont l’influence croissante n’est pas une exclusivité européenne. Les électeurs de la diaspora ont déjà commencé à voter et les tensions qui travaillent la société turque s’exportent sur le sol européen : les communautés originaires de Turquie, déjà clivées entre gauche et droite, sécularistes et islamistes, Turcs et Kurdes, connaissent maintenant des heurts entre les partisans de Tayyip Erdogan et ceux de Fethullah Gülen, imam charismatique exilé aux Etats-Unis, accusé d’avoir fomenté un coup d’Etat en juillet 2016. Des électeurs kurdes et des nationalistes turcs se sont battus à coups de couteau dans la file du vote au consulat de Bruxelles (voir en page 42) ; des diplomates et des militaires turcs demandent chaque jour l’asile dans les pays européens où ils sont postés, y compris en Norvège ; des manifestants du PKK, la guérilla séparatiste kurde qui figure sur la liste des organisations terroristes de l’UE, exhibent des portraits du leader emprisonné Abdullah Öcalan tout en appelant publiquement au meurtre du président turc.
Cette escalade de la violence est directement alimentée par l’évolution du régime politique turc. Ankara est entré, depuis l’année dernière, dans une spirale négative vertigineuse. L’exercice du pouvoir s’y résume à la gestion de l’interminable dialectique entre désordre et répression : face aux 300 morts du putsch militaire avorté, en juillet 2016, s’alignent des dizaines de milliers de fonctionnaires mis à pied, de citoyens lambda inquiétés pour de supposées sympathies avec le mouvement Gülen, officiellement désigné comme » terroriste « , mais aussi avec le PKK ou Daech. Plus de 100 journalistes sont emprisonnés pour les mêmes raisons théoriques – et surtout pour délit d’opinion. La Turquie est divisée, instable.
Elle est aussi en guerre : en Syrie, où elle a mené, depuis août 2016, une laborieuse incursion qui a abouti à la prise de la ville d’Al-Bab à Daech. Les forces turques assurent aussi l’occupation d’une zone tampon empêchant l’unification de territoires kurdes à sa frontière. Sur le territoire de la République turque elle-même, où les forces de sécurité affrontent depuis 2015 le PKK dans un conflit peu documenté, qui a pourtant fait des centaines de victimes des deux côtés, causé d’énormes destructions et entraîné le déplacement de dizaines de milliers de personnes dans le sud-est (à majorité kurde). Or ce pays en flammes est un partenaire majeur de l’Occident. La Turquie est un émergent très prometteur du point de vue économique, un carrefour géographique massivement récipiendaire de financements européens. C’est le pilier de l’Otan au Moyen-Orient et notre indispensable associé pour y gérer la crise des réfugiés, dont l’ampleur a été largement sous-estimée. Déçue par les Etats-Unis, tentée de s’acoquiner avec la Russie de Poutine, la Turquie n’a en réalité pas d’autre option viable que de s’entendre avec l’UE. Le constat d’une Turquie forte face à une Europe faible est erroné. Il est urgent de retrouver une réflexion et une position communes pour contenir, une fois les différentes élections passées, la dérive politique et stratégique qui se dessine à Ankara. Un partenariat plus clair et plus exigeant rassurerait les Turcs et éviterait le déshonneur à l’Europe.
Par Dorothée Schmid.
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