Turquie : Adiyaman, la ville oubliée des secours après le séisme (reportage)
Adiyaman, au sud de la Turquie, a été pendant d’interminables heures après le séisme un «angle mort» des secours. Le bilan des décès et des destructions y est particulièrement lourd. A Diyarbakir, moins sévèrement touchée, la solidarité a pallié les lacunes de l’Etat.
Le contexte
Le tremblement de terre qui a frappé la Turquie et la Syrie le 6 février aurait fait au moins 32 000 morts dans le premier pays, six mille dans le second, selon un bilan provisoire établi en milieu de semaine. Le chef de l’agence humanitaire de l’ONU, Martin Griffiths, en visite dans la région, a cependant estimé que le nombre de décès pourrait doubler. En Turquie, des voix s’élèvent pour critiquer l’absence ou la lenteur des secours intérieurs. En Syrie, le président Bachar al-Assad a autorisé l’ouverture de deux nouveaux points de passage entre la Turquie et le nord de son pays sous contrôle rebelle pour faciliter l’acheminement d’une aide encore très parcellaire.
A bout de forces, Mehmet vient de décrocher. Assis sur une bonbonne de gaz à même les décombres, ce secouriste d’une trentaine d’années semble prostré. Agrippé à son casque, il cache ses yeux larmoyants derrière de longs cils blanchis par la poussière. Autour de lui, un décor de fin du monde. A Adiyaman, ville de 250 000 âmes nichée au cœur du plateau anatolien, tout n’est que désolation.
Il y a plusieurs jours déjà qu’un double tremblement de terre a dévasté le sud de la Turquie et le nord de la Syrie. Autant dire une éternité pour les survivants de cette tragédie. Car si l’enfer existe, il doit ressembler à cela. Partout, des monticules de gravas de plusieurs mètres. Partout, des larmes, des cris, des râles de douleur qui se fraient une place au cœur d’un tintamarre mécanique. Partout, des regards vides, désemparés, apeurés parfois. Et puis, près de chaque bâtiment en ruine, il y a cette odeur, persistante et insoutenable: celle de la mort.
Ici, il est des questions qui ne se posent pas, des photos qui ne se prennent pas, des récits que l’on préférerait ne pas entendre, comme lorsqu’un secouriste rapporte avoir retrouvé les corps d’un couple encore blotti, au milieu d’un océan de béton en miettes.
Journées d’impuissance
C’est un constat imparable: les journées d’impuissance qui ont suivi le séisme du 6 février semblent avoir fracturé les cœurs des vivants bien plus encore que les indicibles et terrifiantes secousses du tremblement de terre. Car, située sur la partie orientale de la zone sinistrée et géographiquement isolée, Adiyaman est restée dans un angle mort pendant d’interminables heures. Talip Gunes, 50 ans, se souvient: « Pendant les deux premiers jours, Adiyaman n’a même pas été mentionnée et, par conséquent, rien n’a été envoyé. Nous sommes restés seuls face à la catastrophe. Les tentes ne sont arrivées qu’au troisième jour, alors que la totalité de la ville était inhabitable.»
Heureusement, la population nous aide, mais l’Etat, lui, n’est pas là. Nous sommes désespérés.
Enes, 22 ans, a assisté à ces scènes: «Nous étions seuls, livrés à nous-mêmes. Nous creusions à la main pour sortir des gens des décombres, parfois pour extraire nos morts.» «Il n’y avait pas d’électricité, pas de chauffage, pas d’eau. La population a été abandonnée par les autorités», enchérit une jeune femme souhaitant rester anonyme. Une épidémie de gale s’est d’ailleurs déclarée sur place. Ce sentiment d’abandon, les habitants d’Adiyaman le connaissent bien, tant leur ville entretient une vieille tradition de marginalisation. Longtemps marquée par un sous-développement économique, la cité s’inscrit en lettres capitales dans cette Turquie «périphérique», souvent oubliée.
L’histoire s’est donc répétée. «Les secours sont arrivés très tard et ils n’étaient pas assez nombreux, toute la ville est à terre. Où est la Turquie?», s’insurge Faruk, 65 ans. A ses côtés, Kadir, 35 ans, le coupe net: «Erdogan n’y est pour rien. Avant de le viser, il faut s’en prendre aux députés, aux maires, et aux gouverneurs qui ne se sont jamais occupés d’Adiyaman. Ce sont eux les responsables, il faut les juger.»
Un travail titanesque
Dans l’artère principale de la ville, c’est le branle-bas de combat: près du bâtiment du gouverneur, des équipes internationales d’une vingtaine de pays s’affairent. Une délégation en provenance de Taïwan vient tout juste d’arriver. Pourtant, ces hommes et ces femmes, pour la plupart très aguerris, semblent bien désemparés face à l’ampleur du désastre. A quelques rues de là, dans ce qui était le cœur de la ville, les rues sont impraticables, et aucune équipe de secours n’a eu le temps de s’engager sur ce terrain. Au travers d’ouvertures béantes, les bâtiments qui ne se sont pas effondrés sur la chaussée vomissent leur vie passée et menacent de s’écrouler à n’importe quel moment. En réalité, plus une seule rue de la ville n’est sûre. Les sauveteurs le savent: pour eux, chaque opération de secours peut être la dernière.
Qu’importe, ils avancent, même si le bruit de sirène des ambulances se fait de moins en moins présent. Car, depuis le cinquième jour postséisme, ce sont majoritairement des corps sans vie qui sont extraits des décombres. Dans une grande artère, ils sont une trentaine de secouristes, hommes et femmes, à ignorer le danger et à creuser inlassablement une montagne de débris. «Il y a encore une cinquantaine de personnes en dessous», précise Ahmet Aslan. Par chance, ce dernier, qui habitait l’immeuble désormais terrassé, n’était pas chez lui le 6 février. Il nous amène quelques mètres plus loin, et nous montre, dissimulée visuellement par des tapis de salon, une véritable morgue à ciel ouvert. Des dizaines de corps y sont pris en photo, puis insérés dans des linceuls. «Ils ne sont même pas nettoyés», se désole Ahmet. Quelques minutes plus tard, ils seront chargés dans un camion, direction le cimetière de la ville.
C’est là-bas, au milieu d’un terrain boueux saturé de pierres numérotées à la main, qu’Ihsan se recueille. «Certaines personnes ont perdu deux proches, d’autres trois. Nous étions une famille de douze personnes, nous ne sommes plus que cinq maintenant.» A ses côtés, pendant que sa femme hurle et frappe de toutes ses forces sur un monticule de terre, un tout jeune garçon observe la scène, pétrifié.
L’Etat et ses carences
L’ effondrement de l’hôtel Isias donne un caractère encore plus inacceptable à cette tragédie: à l’intérieur, 35 membres d’une équipe de volley-ball de 12-15 ans, venus de Chypre-Nord, la partie de l’île occupée par la Turquie, n’en sortiront pas vivants. La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre: l’hôtel, fermé il y a quelque temps «en raison d’irrégularités dans la construction», avait été rouvert sans autorisation. Conséquence, l’ire contre les mafias du bâtiment ne cesse d’enfler, à Adiyaman comme ailleurs. Bakir montre du doigt un immeuble incliné: «Regardez, c’est neuf, personne n’y a jamais vécu, et c’est déjà détruit. Est-ce normal?»
Les autorités turques ne vont pas tarder à se saisir du problème: selon des chiffres communiqués par l’AFP, 134 enquêtes ont été lancées, trois personnes écrouées, sept interpellées dont deux promoteurs qui tentaient de s’ échapper en Géorgie, et 114 sont toujours recherchées. Si ce coup de filet médiatique a été bien perçu par la population aux quatre coins du pays, beaucoup craignent néanmoins que l’Etat n’en profite pour se défausser. Car en Turquie, il est bien connu que les réglementations parasismiques, par ailleurs drastiques, ne sont pas toujours respectées.
Le secteur du bâtiment, vital à l’économie turque, n’est pas seulement en pleine expansion – le nombre d’entreprises travaillant dans l’immobilier a augmenté de 43% en dix ans – ; il se trouve aussi au croisement d’intérêts entre les promoteurs, l’Etat et ses représentants locaux. «Tout le monde est impliqué. Les maires, les ministres, le président et ses amis promoteurs. C’est une mafia, ils font ce qu’ils veulent et ne respectent aucune règle, tant que ça fait tourner l’économie. Voilà le résultat», s’insurge Enes.
Ressentiment kurde
A trois cents kilomètres à l’est d’Adiyaman, celle que l’on nomme souvent «la capitale des Kurdes», Diyarbakir, a également été frappée par l’onde de choc du séisme. Pourtant, le panorama qui s’offre à nous n’a rien de comparable avec celui d’Adiyaman. Si la ville a été très secouée, seuls quelques immeubles se sont dérobés. Mais, ici aussi, le sentiment d’abandon est omniprésent. «Si l’on regarde la carte des lieux les moins vite secourus, on s’aperçoit qu’il s’agit de la région du Hatay, acquise à l’opposition, ainsi que les régions à dominante kurde», commente un militant associatif. Emine, une femme d’une trentaine d’années ayant perdu un proche, enrage: «Il y avait moins de dix bâtiments au sol, si l’Etat avait mis les moyens, ils ne seraient pas morts. Trop de temps a été perdu, ils ont mis nos vies par terre.»
Une chose est sûre: ces critiques ne sont pas prises à la légère par Ankara, qui a procédé à un certain nombre d’arrestations à la suite de messages hostiles postés sur les réseaux sociaux. A quelques mois des élections présidentielles – si elles sont maintenues –, Recep Tayyip Erdogan se montre impassible, même s’il a fini par admettre, phénomène rare, que «des lacunes» avaient été constatées dans la réponse apportée au séisme. Pour Samim Akgönül, directeur du Département d’études turques de l’université de Strasbourg, les carences étaient partout: «La société civile avec une organisation comme l’Ahbap, a souvent été plus visible que l’Etat, à tel point qu’ils ont été obligés de déclarer qu’ils travaillaient avec des organismes étatiques, par peur d’être criminalisés.»
En attendant, à Diyarbakir, des milliers de personnes n’ont pu regagner leur logement, qu’il soit détruit, endommagé, ou qu’il n’ait pas encore été inspecté. Minuit a sonné, le thermomètre est descendu en dessous de zéro degré. Pendant que ses enfants jouent quelques mètres plus loin, Hassan est assis avec ses proches autour d’un feu de bois. Ils l’alimenteront toute la nuit. «Cela fait une semaine, nous n’avons plus rien. Nous voilà naufragés au milieu d’un parc glacial. Heureusement, la population nous aide. Mais l’Etat, lui, n’est pas là. Nous sommes désespérés», se lamente-t-il.
Réparer les vivants
A quelques mètres d’un immeuble encore en ruine, au pied d’un centre de premiers soins, Umut Karagoz a les traits tirés. Médecin urgentiste à l’hôpital de Diyarbakir, il est présent le reste du temps sur le site d’un effondrement auprès de ses collègues de l’équipe nationale de secours médicaux de Turquie (Umke). «C’est normal. Nous sommes en deuil, je ne peux pas être ailleurs. Mais il faut souligner l’exceptionnelle entraide qui règne à Diyarbakir.» Emra Gaze, 33 ans, membre du Croissant-Rouge turc, est arrivé d’Ankara afin de prêter main-forte aux distributions de nourriture organisées en ville. Il abonde dans le même sens: «Tout le monde aide tout le monde. Cette ville est différente de toutes les autres, elle est très soudée. Je suis très marqué.»
Car des ruines du sud-est turc a émergé une solidarité qui force le respect. Adiyaman, Antioche, ou Kahramanmaraş sont probablement devenues pour un temps les capitales mondiales de la résilience. On n’y compte plus les récits de personnes ayant tout perdu, y compris des proches, et qui, quelques heures plus tard, partaient à la recherche de voisins ou d’inconnus, au péril de leur vie. Dix jours après le drame, dans les villes les plus touchées, la mort continue de roder. A Adiyaman, qui compte à elle seule, à l’heure d’écrire ces lignes, un dixième des morts du pays (plus de trois mille victimes recensées), chacun sait qu’il faudra des semaines pour extraire les victimes des tombeaux de gravats. Et que, par conséquent, le bilan final pourrait être beaucoup plus lourd.
En attendant, combien sont-ils à patienter dans le froid, après dix nuits sans dormir ou presque, afin de pouvoir récupérer la dépouille d’un être aimé? Sans doute des centaines ici, et des milliers à travers le pays. Définitivement, reconstruire les villes sera moins difficile que de réparer les vivants.
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