Tunisie : «Nous vivons une déconstruction démocratique»
«Les Tunisiens ne se laisseront pas enfermer dans une cage», répond la militante des droits humains Sihem Bensedrine à la dérive autoritaire du président Kaïs Saïed. Un combat au cœur de l’action de l’ONG Avocats sans frontières, qui fête ses trente ans.
La Tunisie alimentait l’espoir que les printemps arabes de 2011 conduisent au moins à une expérience réussie de démocratisation après les échecs en Egypte, au Yémen, à Bahreïn, en Syrie. Les efforts de la société civile pour y parvenir furent consacrés, en 2015, par l’octroi d’un prix Nobel de la paix au Quartet du dialogue national, réunissant les représentants des organisations des travailleurs, des entrepreneurs, des avocats et des défenseurs des droits humains qui avaient accompagné la transition vers la démocratie.
A peine quatre ans plus tard, le 13 octobre 2019, les Tunisiens élisaient à la présidence du pays un spécialiste en droit constitutionnel qui promettait de mettre un terme aux «dérives» de la démocratisation. Depuis, Kaïs Saïed a instauré un régime autoritaire, suspendant les activités du Parlement et faisant adopter, lors d’un référendum au faible taux de participation, le 25 juillet 2022, une révision de la Constitution qui accroît ses pouvoirs. Militante historique pour les libertés, présidente de 2014 à 2019 de l’Instance vérité et dignité chargée d’établir les violations des droits humains depuis l’indépendance et de faire des recommandations pour éviter qu’elles ne se reproduisent, Sihem Bensedrine est une observatrice avisée et inquiète de la dérive autoritaire de son pays.
Zine el-Abidine Ben Ali faisait attention aux apparences. Il soignait la façade démocratique. Kaïs Saïed ne soigne rien du tout.
Le processus de démocratisation en Tunisie est-il suspendu ou enterré?
Je compare ce qui nous arrive à un bulldozer qui trace une autoroute et détruit tout sur son chemin. Nous assistons à une déconstruction démocratique, sans discernement. Il ne s’agit pas de l’arrestation d’un journaliste, d’un blogueur ou de menaces sur une corporation, par exemple les juges. Auparavant, les atteintes visaient des individus. Aujourd’hui, ce sont les institutions qui sont ciblées, qui sont complètement rasées. Notre démocratie était jeune, fragile. Elle avait beaucoup de défauts. Mais les institutions étaient en train de trouver leur place. Là, Kaïs Saïed est occupé à la déconstruire.
L’objectif est-il un hyperprésidentialisme autoritaire?
Bien sûr. Il ne s’en cache pas. Il dispose des pleins pouvoirs. Il a la mainmise sur le pouvoir exécutif, le législatif et le judiciaire. Il met la main sur les médias. Il a instauré un climat de peur. Tous ceux qui ne rentrent pas dans le rang sont éjectés. Même sous Ben Ali (NDLR: président tunisien de 1987 à 2011), on n’avait pas ce genre de pratiques. Zine el-Abidine Ben Ali faisait attention aux apparences. Il soignait la façade démocratique. Kaïs Saïed ne soigne rien du tout. Il s’en fiche. Il est dans une logique de sauveur qui apportera la parole vraie et l’acte vrai. Tout ce qui lui a précédé était erroné. On n’est plus dans une logique politique. On est dans une logique prophétique.
Le décret-loi sur la cybercriminalité publié le 16 septembre va-t-il accroître la menace sur le travail des journalistes et de la société civile?
Sur la vie de tout citoyen. En apparence, ce décret tente de résoudre un vrai problème, celui de la cybercriminalité. Mais il est utilisé pour bâillonner les Tunisiens. N’importe quel citoyen qui écrira sur sa page Facebook quelque chose qui déplaira au pouvoir sera arrêté et risquera cinq ans de prison. Certains crimes graves ne sont pas punis aussi sévèrement. Kaïs Saïed procède toujours de la même façon. Il s’empare d’un vrai problème. Mais la manière qu’il a de le résoudre réduit les libertés. Il prétend sauver les citoyens de tous les crimes et de tous les vilains. Mais il démultiplie les vilains à l’infini.
Comment a-t-il pu transformer l’expérience démocratique la plus aboutie des printemps arabes en ce processus de régression démocratique?
Bien sûr, nous nous posons aussi cette question. Comment avons-nous fait pour dilapider les acquis de la révolution? Qu’avons-nous raté? La réponse est claire. Ceux qui ont eu la charge de l’après-révolution ont dévoyé la démocratie. Cela s’est notamment manifesté dans les travaux du Parlement. La population en a ressenti un profond malaise. Pour elle, la démocratie s’est résumée à des clowns qui se battaient à l’assemblée sous les caméras des chaînes de télévision. Beaucoup de gens se sont dit qu’ils ne voulaient plus de cela, de cette atteinte à la dignité des Tunisiens. C’est alors que Kaïs Saïed s’est posé comme celui qui mettrait un terme à ce dévoiement. Il a été applaudi, y compris par une large frange des démocrates. Il a été élu parce qu’il soulageait les Tunisiens d’un spectacle désastreux. D’autant plus qu’il avait l’image d’un juriste probe, professeur de droit. Les Tunisiens ont pensé que l’état d’exception ne serait que temporaire et qu’avec lui, la pays renouerait rapidement avec le processus démocratique.
Il a réussi à tromper son monde…
Lui et ses hommes ont aussi mis à profit la pandémie du Covid. Tous les jours, le journal télévisé de la chaîne publique consacrait une vingtaine de minutes à la crise sanitaire, en mettant en exergue le nombre de malades, l’absence de vaccins, la corruption dans les hôpitaux… On pouvait se demander, en définitive, qui n’était pas corrompu. Kaïs Saïed a fourni la réponse: les militaires. L’armée s’est mise à vacciner, une façon de disqualifier tout ce qui était civil. Et quand il a décidé la tenue d’un référendum sur une nouvelle Constitution cette année, on ne parlait plus du Covid. C’est pourquoi on évoque parfois un «coup d’Etat corona».
La police est réputée comme le corps de sécurité le plus puissant en Tunisie. Kaïs Saïed s’appuie-t-il prioritairement sur les militaires?
Le régime actuel a appris des leçons de la révolution et des erreurs du président Ben Ali pour mieux asseoir sa domination. Il expose la police que les gens détestent parce qu’elle a un passif avec la population. L’ armée, elle, est préservée. Le basculement s’est opéré de manière presque imperceptible. Parmi les réformes que nous soutenions, figurait la création d’une agence de renseignement indépendante de la police, rattachée au Parlement et à la présidence afin qu’elle puisse jouer son rôle d’information. Qu’ ont fait Kaïs Saïed et ses hommes? Ils ont créé l’agence au sein de l’ armée. Tout le matériel et toutes les compétences lui ont été transférés. L’armée a aujourd’hui un rôle important au palais de Carthage. Pour preuve, la nomination comme conseiller de Kaïs Saïed de l’ancien directeur de l’hôpital militaire de Tunis, le médecin général de division Mustapha Ferjani. Il y a aussi des militaires qui siègent au gouvernement. Chaque projet important, on le confie à l’armée, la vertueuse. On n’est pas très éloigné du modèle du pouvoir égyptien du maréchal Abdel Fattah al-Sissi.
La société civile a-t-elle encore les moyens d’agir face à cette déconstruction de la démocratie?
Le pire est encore devant nous. Le pouvoir prépare une loi pour mettre les ONG sous tutelle et limiter leurs activités, notamment par l’intermédiaire des questions du financement et du rétablissement d’autorisations préalables à leur création, alors qu’après la révolution une déclaration suffisait. Mais je reste plutôt optimiste. Les Tunisiens ont fait leur révolution. Ils ont acquis leur liberté de parole, et ils ne se laisseront pas enfermer aussi facilement dans la cage. On ne reviendra pas à la case prérévolution. Nos chers partenaires européens adorent la stabilité. C’est l’argument qu’ils avancent pour ménager Kaïs Saïed: «Il apporte la stabilité. Il est populaire.» Il faudrait vérifier s’il est si populaire et s’il est un gage de stabilité. La situation en Tunisie est loin d’être stable.
On n’est plus dans une logique politique. On est dans une logique prophétique.
Faut-il attendre quelque chose des élections législatives prévues en décembre prochain et organisées en vertu de la nouvelle loi électorale qui met de côté les partis?
Il ne faut rien en attendre si ce n’est le retour du clientélisme que l’on a cherché à combattre après la révolution par le renforcement des institutions et l’émergence de contre-pouvoirs. Kaïs Saïed élimine le principe même du contre-pouvoir. Il n’y aura plus que le pouvoir absolu. Les listes que le pouvoir créera pour ces élections seront composées de notabilités économiques, politiques, régionales… On se dirige vers un Parlement de lobbies. C’est insoutenable à moyen terme sur fond de crise économique très grave. De mémoire de Tunisienne, je n’ai jamais connu de pénuries comme celles que nous subissons. Avant, quand on évoquait des files d’attente pour acheter un kilo de pommes de terre, on pensait à l’Algérie. En Tunisie, cela n’existait pas. Maintenant, c’est le cas. Sucre, farine, huile…: les ingrédients qui font la base de l’alimentation sont en pénurie. Et les coupures de courant sont désormais fréquentes.
La crise sanitaire, le ralentissement de l’activité touristique, la récession économique liée à la guerre en Ukraine jouent sans doute un rôle dans cette situation. L’Etat a-t-il une grande responsabilité?
La crise mondiale joue bien entendu un rôle. Mais qui importe le sucre? C’est l’Etat. Le blé est sous monopole d’Etat. Mon mari, qui est agriculteur, est obligé de vendre sa production à l’Etat à des tarifs qui couvrent à peine ses frais. L’huile de tournesol? L’Etat l’importe. Son rôle gestionnaire et régulateur est clairement en cause. On a affaire à un Etat failli qui est en train de disparaître. A qui profite ce délitement? Aux grands manitous qui dirigent l’économie informelle et aux lobbies. D’autant plus libres d’agir que l’on n’a plus d’institutions ni de contre- pouvoirs. On a l’impression que le pouvoir veut détruire l’Etat et le remplacer par l’institution militaire. Mais la Tunisie a toujours été administrée par un Etat. Les Tunisiens n’accepteront jamais de l’être autrement. La réaction sera forte. Mais elle ne passera pas par les partis politiques, qui sont complètement déconsidérés. La révolution a ouvert une béance d’appétits de pouvoir. On en paie le prix aujourd’hui parce qu’au lieu de réformer – alors qu’on en avait les moyens et le savoir-faire –, les partis politiques ont cherché à se partager le pouvoir et a en obtenir une parcelle. La Tunisie avait la possibilité de vivre autrement, d’être autonome, d’entretenir de bons rapports avec ses voisins.
Cette situation a-t-elle des effets sur la migration?
On assiste à une fuite des cerveaux, presque organisée. La France, la Belgique, l’Allemagne sont en train de recruter à tour de bras toutes nos compétences, médicales, informatiques, dans le secteur de la création… Le pays n’offre plus à ses jeunes un espace pour exprimer leurs talents et se projeter vers l’avenir. Les jeunes sont face à un mur. Résultat: la migration s’accroît. Plus l’Europe appuiera ce pouvoir, plus elle sera confrontée à l’arrivée de migrants. Nous sommes dans un cercle vicieux. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement des jeunes qui prennent le risque de perdre leur vie, ce sont aussi des familles entières.
Indispensables avocats sans frontières
L’association Avocats sans frontières est une des dernières organisations vers laquelle les militants des droits humains peuvent encore se tourner pour trouver de l’aide en Tunisie. Depuis trente ans, à Tunis et dans sept autres capitales africaines, elle œuvre en faveur du pouvoir d’action des citoyens, de leur accès à la justice et promeut la lutte contre l’impunité et les injustices. Un colloque pour célébrer cet anniversaire, avec une pléiade de participants étrangers, est organisé les 12 et 13 octobre à l’ Auditorium international, à Bruxelles.
Info: asf.be
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici