Tunisie: « Kaïs Saïed est un homme hors système, loin des médias »
Depuis qu’elle a déboulonné la dictature en 2011, la Tunisie reste le seul pays à avoir réussi son « printemps arabe ». Malgré les embûches, la jeune démocratie n’a pas connu de retour en arrière.
Le 14 janvier 2021 marquera le dixième anniversaire de la chute de la dictature de Zine el-Abidine Ben Ali, lequel a fui vers l’Arabie saoudite où il est décédé en 2019. Cela marquait l’épilogue d’une séquence qui avait débuté par l’immolation du jeune Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant de Sidi Bouzid, dans le centre du pays, et qui a donné le coup d’envoi de la révolution tunisienne. Auteur de Où va la Tunisie? (Riveneuve, 2019), l’essayiste Hatem Nafti donne son éclairage.
Même si les élections de 2019 ont marqué le retour du conservatisme, est-il vrai que la démocratie en Tunisie n’a pas connu de régression depuis dix ans?
Exact. S’il est vrai que les élections de 2019 ont reconduit les mêmes, y compris les islamistes et les proches de l’ancien régime, personne n’a jamais prétendu revenir à l’ordre ancien. Les islamistes d’Ennahda acceptent de ne pas rediscuter des acquis comme les droits des femmes. Toutefois, à leur droite, la Coalition pour la dignité se positionne pour la charia, et refuse de donner les mêmes gages de respectabilité. Quant au Parti destourien libre, issu de l’ancien régime, sa présidente est contre la dépénalisation de l’homosexualité, et veut rester dans le modèle de Bourguiba de 1956.
On reconduit les mêmes au Parlement, mais on élit un outsider à la présidence!
Kaïs Saïed est un homme hors système, loin des médias qui ont vainement poussé leurs poulains. Le président donne l’image de probité. Cet universitaire n’a jamais été connu pour être un opposant à la dictature, preuve que le passé militant n’est plus payant électoralement. Toutefois, il a rallié à lui les gens qui ne veulent pas tourner la page de la révolution. Kaïs Saïed a dit qu’il fallait solder les comptes du passé avant d’aller plus loin.
Mais pour le dixième anniversaire de l’immolation de Mohamed Bouazizi, le président n’a pas pris la peine d’aller sur le lieu des faits…
Il s’y était rendu l’an dernier. Il avait fait des promesses, mais en un an, il n’a pas réalisé grand-chose, même si ce n’est pas vraiment dans ses prérogatives. Il a trouvé un prétexte pour ne pas y retourner, de crainte d’être mal accueilli. De plus, il est en guerre ouverte avec la majorité parlementaire, ce qui empêche d’avancer sur les thèmes économiques et sociaux. Malgré cela, il caracole en tête des sondages.
Le grand chantier reste la réforme de l’économie, avec un chômage qui dépasse 30% chez les jeunes. La priorité aux droits politiques a-t-elle fait de l’ombre aux autres droits?
On pensait que la démocratie entraînerait l’économie, mais on ne voit toujours rien. Une décennie, c’est finalement très court pour changer de modèle, d’autant que, durant cette période, la Tunisie a connu neuf gouvernements. Ensuite, personne ne remet vraiment en question le modèle axé sur le néolibéralisme, le tourisme balnéaire de masse, etc. L’ancien logiciel est resté: compétitivité à outrance, main-d’oeuvre pas chère, priorité aux services plutôt qu’à l’industrie et à l’agriculture, dépendance à l’égard de l’Union européenne en échange d’un contrôle des frontières…
Peu de tortionnaires et de cadres du ministère de l’Intérieur, un pilier de l’ancien régime, ont été condamnés. La torture persiste. L’autre chantier est-il celui de la justice?
L’impunité reste malheureusement la règle. Les gouvernements, surtout à partir de 2014, ont privilégié la réconciliation sur la justice transitionnelle. Mais les lignes commencent à bouger. Nabil Karoui, président d’un parti (Qalb Tounes) membre de la coalition au pouvoir, vient d’être remis en prison pour une affaire d’évasion fiscale. Il suit de peu le ministre de l’Environnement, limogé, ensuite arrêté, pour des agissements antérieurs à sa nomination.
Le parti Ennahdha est en baisse constante depuis 2014. Quel avenir pour lui?
Les islamistes de Ennahdha sont tétanisés par l’idée d’un scénario à l’égyptienne (NDLR: en 2013, les islamistes ont été balayés par le coup d’Etat d’Abdel Fattah al-Sissi) et sont prêts à s’allier avec quiconque les aide à rester au pouvoir. Car s’ils passent dans l’opposition, ils craignent que des dossiers s’ouvrent contre eux. Jusqu’alors, ils méprisaient leurs adversaires et laissaient libre cours aux salafistes. Depuis 2013, ils cherchent la respectabilité. Ils se sont donc coupés de leur base radicale. Mais l’islam politique ne perd pas vraiment de terrain. Il y a très peu de partis laïques en Tunisie, Etat officiellement musulman. L’immense majorité des Tunisiens est sunnite. Le citoyen lambda peut détester les islamistes, sans pour autant aspirer à une laïcité à la française.
Le pays a connu une vague d’attentats djihadistes à partir de 2015. Les autorités ont-elles réussi à juguler le phénomène?
En 2011, une amnistie a été décrétée pour des citoyens jugés de façon inéquitable et c’est ainsi que des djihadistes sont sortis de prison. Avec l’avènement d’Ennahdha, majoritaire à l’époque, la parole s’est libérée. Le groupe salafiste Ansar al-Charia avait pignon sur rue. Des gens tenaient des discours projihad sur des télés respectables. Ce laxisme a mené aux nombreux départs de combattants en Syrie. L’année 2016 marque un tournant, avec l’attaque par Daech d’une garnison à la frontière avec la Libye. Daech pensait que les habitants se rallieraient à sa cause. Mais ce fut tout le contraire. Aujourd’hui, ses partisans sont de moins en moins nombreux.
La Tunisie est-elle fière d’être le seul pays du monde arabe à avoir réussi sa révolution?
On nous l’assène tout le temps. Les Tunisiens ont désormais une démocratie avancée et l’élection de Kaïs Saïed démontre qu’ils ont pu déjouer les plans de l’establishment. Mais cette fierté ne paie pas le loyer ni les factures. On est dans un entre-deux. L’enjeu des mois à venir sera de voir si une démocratie peut se maintenir dans des conditions aussi fragiles. Une partie de la population pourrait être tentée de choisir un pouvoir fort afin de bénéficier de davantage de stabilité et de prospérité.
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