Tués, déportés, endoctrinés, les enfants dans la guerre en Ukraine
La propagande à l’école et, surtout, le transfert forcé de mineurs en Russie mettent à nouveau la politique de Moscou en accusation.
Ils sont tués, blessés, traumatisés et en déficit d’éducation en Ukraine. Ils sont maltraités, endoctrinés, séparés des leurs dans les territoires ukrainiens occupés et en Russie. Si les enfants ne sont pas les principales victimes de la guerre en Ukraine, qui dure depuis maintenant un an et demi, ils paient un lourd tribut à ce conflit qui les frappe aveuglément. Revue des souffrances endurées.
En Ukraine
Sur un bilan, sans doute incomplet, de 10 800 civils tués établi début août par le gouvernement de Kiev, cinq cents enfants seraient décédés en Ukraine en raison de la guerre menée par la Russie depuis le 24 février 2022. Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) estime, de son côté, que 1 500 enfants ont été victimes des affrontements et bombardements sur le sol ukrainien. Ces données sont cliniques et ne laissent pas transparaître l’ampleur des préjudices subis par la jeunesse ukrainienne. L’organisation Save the Children estime que 7,5 millions d’enfants ukrainiens sont exposés à des risques de blessures physiques, de troubles émotionnels graves et de transferts forcés. Ce tableau ne prend pas en compte le traumatisme provoqué par l’exil de milliers d’autres à l’étranger.
7,5 millions d’enfants ukrainiens seraient exposés à des risques de blessures physiques et de troubles émotionnels graves.
En Ukraine, la question de l’école est centrale pour espérer restaurer un peu de normalité dans la vie des enfants et des adolescents. Le défi est de taille. Plus de 2 300 écoles, à ce jour, ont été détruites. Et cinq cents sont passées sous le contrôle de l’occupant russe avec des conséquences particulières (lire ci-après). Résultat: un tiers seulement des jeunes en âge de scolarité suivent un cursus «normal» dans les établissements. Pour les autres, c’est un enseignement soit hybride, soit intégralement en ligne. Cette dernière méthode est précieuse pour assurer le lien avec les élèves, quelle que soit leur localisation. L’Unicef et l’Union européenne contribuent à l’achat de tablettes et à la formation des enseignants.
En territoires occupés
Les enfants résidant en zones ukrainiennes occupées, dans les oblasts de Louhansk, Donetsk, Zaporijia et Kherson, sont soumis à l’enseignement établi par le gouvernement de Moscou, qui a modelé les livres d’histoire à sa vision spécifique de «l’offensive militaire spéciale». Dans un rapport publié le 1er septembre sur les implications de ce nouveau manuel, l’organisation de défense des droits humains Amnesty International décrit le contrôle qu’exercent les autorités d’occupation sur les enfants et les parents ukrainiens. «Les organes d’application des lois russes mènent des vérifications régulières des appareils électroniques et s’ils y trouvent des contenus ou logiciels destinés à l’enseignement en ligne suivant le programme ukrainien, les conséquences peuvent être graves et aller jusqu’à l’arrestation et les mauvais traitements», observe l’ONG. Elle cite l’exemple du père d’une jeune fille habitant la région de Nova Kakhovka, dans la province de Kherson, détenu pendant six jours et victime de mauvais traitements parce qu’il refusait d’inscrire son enfant dans une école russe…
«En tant que puissance occupante dans les territoires ukrainiens sous son contrôle, la Russie est tenue par ses obligations en tant qu’Etat partie au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et à la Convention relative aux droits de l’enfant, rappelle Amnesty International. Cela comprend l’obligation de respecter, protéger et mettre en œuvre le droit à l’éducation et de ne pas le bafouer en endoctrinant les élèves par la propagande.»
La déportation en Russie
Cette situation où l’arbitraire menace mais reste néanmoins aléatoire est sans doute encore enviable par rapport à celle des enfants déportés en Russie et de leurs parents qui ont subi le même sort ou qui, restés en Ukraine, ont été séparés des leurs. Un rapport de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a établi, en mai 2023, qu’au moins vingt mille enfants avaient ainsi été transférés en Russie, reconnaissant que le chiffre réel était sans doute dix fois supérieur. Il évoquait un «schéma systématique» visant à les intégrer dans des familles russes.
Vladimir Poutine et la commissaire russe aux Droits des enfants, Maria Lvova-Belova, ont fait l’objet d’un mandat d’arrêt décerné par la Cour pénale internationale (CPI), le 17 mars 2023, pour déportation d’enfants. Le déplacement de population d’une zone de guerre vers un autre Etat n’est permis par le droit international que si des raisons impérieuses de santé et de sécurité le requièrent.
Plusieurs décisions du pouvoir russe prouvent que cette démarche ne s’inscrit pas dans un cadre temporaire. Une quarantaine de centres ont été ouverts dans toute la Russie et en Crimée pour «accueillir» – et «rééduquer»? – les enfants ukrainiens. La Douma (le Parlement) a adopté des décrets facilitant l’adoption d’enfants ukrainiens orphelins et l’attribution à ceux-ci de la nationalité russe.
Une politique rodée
Le laboratoire de recherche humanitaire de l’université de Yale, aux Etats-Unis, a mené une étude sur les déportations effectuées par la Russie en Ukraine et en a tiré une classification des différentes «catégories» d’enfants déportés, définies selon les critères de l’occupant.
Détaillées par Le Figaro, elles distinguent les «évacués», des jeunes en situation difficile et des handicapés placés dans des institutions en Ukraine. Ils auraient pour la plupart été accueillis dans des familles en Russie. D’autres enfants ont été enlevés par l’armée sur le champ de bataille, en particulier à Marioupol, toujours occupée, Kherson et Kharkiv, quand elles l’étaient. Un troisième groupe est constitué de jeunes séparés de leurs parents lors du passage des familles dans des «centres de filtrage» ouverts par les autorités sur le chemin de l’exil. Enfin, les enfants des oblasts de Louhansk et de Donetsk, sous contrôle d’Ukrainiens prorusses depuis 2014, peuvent aussi faire l’objet de déportations contre l’avis de leur parents.
Propagande russe
Une fois en Russie, les enfants vivant en famille d’accueil ou en «centre de rééducation» sont confrontés à l’enseignement officiel et à ses potentiels excès. Comme on l’a vu en abordant la situation des enfants ukrainiens en territoires occupés, la diffusion, à l’occasion de cette dernière rentrée scolaire, d’un manuel réécrit à l’aune du conflit en Ukraine soulève de nombreuses interrogations à l’ouest de l’Europe mais, en réalité, n’étonne guère quand on connaît la facilité avec laquelle Vladimir Poutine a pris l’habitude de réécrire l’histoire pour servir ses intérêts.
En l’occurrence, le livre incriminé justifie la guerre en Ukraine en évoquant la légitime défense face à un complot ourdi par l’Occident. A vrai dire, on n’imaginait pas que la Russie reconnaisse être l’agresseur dans ce dossier. Amnesty International y voit une «tentative dangereuse d’endoctriner les futures générations». «L’endoctrinement des enfants à un stade vulnérable de leur développement est non seulement une tentative cynique d’éradiquer la culture, l’identité et le patrimoine ukrainiens, mais aussi une violation du droit à l’éducation», soutient Anna Wright, chercheuse sur l’Europe de l’Est et l’Asie centrale au sein de l’organisation. Le constat que cette propagande sera aussi transmise à des enfants ukrainiens déracinés ajoute évidemment une dimension à la controverse qu’elle suscite.
Les déportations massives d’enfants […] sont le révélateur d’une entreprise globale d’éradication du futur de l’Ukraine.
«Projet génocidaire»
Ce soupçon d’atteinte à l’identité ukrainienne par le pouvoir russe rejoint et complète l’accusation portée par six personnalités, dont l’écrivain franco-américain Jonathan Littell, dans une tribune publiée en mars dernier dans Le Monde. «Dans la guerre de terreur déclenchée par Vladimir Poutine, les déportations massives d’enfants ukrainiens et leur adoption forcée sont le révélateur d’une entreprise globale d’éradication du futur de l’Ukraine, soutiennent les signataires. Ce n’est pas un conflit territorial qui aurait changé de nature par la suite, mais l’exécution d’un plan d’anéantissement de la nation ukrainienne, associant destructions, massacres, russification et transfert forcés de population.»
A l’appui de leur accusation dénonçant un «projet génocidaire», les auteurs expliquent que la déportation d’enfants a été conçue par Vladimir Poutine et son cercle rapproché «bien avant le 24 février 2022». Le fait que des enlèvements de mineurs ont été organisés de manière systématique dans des établissements du Donbass dans les premiers jours de l’invasion en fournirait une preuve, selon eux. «Aucune perspective de paix ne peut se dessiner sans le retour de tous les enfants déportés et la punition de tous les crimes, y compris, lorsqu’il sera démontré par la CPI, celui de génocide, dont Vladimir Poutine est l’architecte», poursuivent-ils. D’après la section autrichienne de l’ONG SOS Villages d’enfants qui travaille sur ce dossier, 385 jeunes Ukrainiens auraient été «récupérés» en Russie. Une goutte d’eau en regard de l’ampleur des ravages de la guerre, mais néanmoins un espoir pour tant de familles meurtries.
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