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Des «déportés de Trump» de retour au Mexique: «C’est la fin du rêve américain»
Certains expulsés renoncent à leur projet, d’autres sont prêts à réessayer. Les déportations sont encore limitées. Les municipalités se préparent à une crise migratoire.
Par Julien Delacourt, à Ciudad Juárez
Dix heures du matin au pont frontalier de Paso del Norte, entre Ciudad Juárez et la ville texane d’El Paso. Alors que le soleil commence tout juste à réchauffer le bitume, les près de 10.000 Mexicains qui traversent quotidiennement ce pont, vers ou au retour des Etats-Unis, s’activent pour lutter contre la fraîcheur persistante. Plus à l’aise dans l’habitacle de leur véhicule, les quelques centaines d’automobilistes présents à ce moment-là doivent attendre en file de longues minutes, voire plusieurs heures avant d’arriver aux douanes états-uniennes.
Près de trois semaines après la prise de fonction de la nouvelle administration Trump, rien de particulier n’est à signaler sur ce pont frontalier, l’un des plus fréquentés au monde. Rien, jusqu’à ce que des agents des services de migration mexicains n’apparaissent, sortant des installations de leurs homologues américains et forçant le passage en sens inverse. Leur pas est soutenu et leur mission est claire: escorter un groupe d’une vingtaine de ressortissants mexicains, expulsés des Etats-Unis après avoir été appréhendés par la patrouille frontalière ou des agents de l’Agence fédérale de l’immigration et des douanes (United States Immigration and Customs Enforcement, ICE) autour d’El Paso. «C’est la fin du rêve américain», s’exclame, tout sourire et sur un ton résigné, un homme d’une quarantaine d’années. En passant le río Bravo, qui marque officiellement leur retour au Mexique, certains font mine de prendre la situation avec légèreté en arborant volontiers un pouce vers le haut et en criant «viva México!». D’autres affichent clairement leur désespoir ou cachent leur visage.
«Déportations massives»
Sans donner de chiffres précis, la nouvelle administration Trump a promis d’expulser des millions de personnes en situation migratoire irrégulière. Certains membres du cortège de déportés ce jour-là en sont convaincus: ils font partie des premières victimes du système Trump. En sortant du bureau de l’Institut migratoire mexicain, un laissez-passer et des informations sur un programme d’aide économique à la main, Juan José affirme avoir été détenu un mois aux Etats-Unis avant d’être renvoyé au Mexique. «Le service de migration m’a arrêté. Là, je me sens bien parce que je suis libre, confie ce natif de Ciudad Juárez. Mais c’est difficile. Ils veulent renvoyer tous les Latinos, et je pense que cela va engendrer une crise économique. Dans tous les cas, je n’essaierai plus de passer.» Les histoires de ces personnes, en grande majorité des hommes, se ressemblent, même si tous n’ont pas eu la même expérience aux Etats-Unis: «J’ai été arrêté directement après avoir franchi le mur et j’ai passé 17 jours en prison», lance un jeune homme déporté alors qu’un autre raconte: «Ils m’ont arrêté quand j’allais au travail, cela faisait dix ans que je vivais à El Paso.» Il quitte à toute vitesse le pont frontalier en direction de l’Etat du Tabasco, au sud du Mexique, d’où il est originaire.
Selon les chiffres officiels établis début février, près de 7.000 personnes ont été déportées vers le Mexique par les autorités états-uniennes depuis l’investiture de Donald Trump, le 20 janvier. Au premier abord, ce chiffre peut donner à croire que la dynamique est bien lancée, mais il est important de le rapporter au contexte général et de prendre en compte le caractère quasi banal des déportations entre les Etats-Unis et le Mexique. Les autorités mexicaines en charge de l’immigration calculent que le nombre de Mexicains déportés en 2024, sous l’administration Biden donc, était déjà de 190.491 personnes. Ces données sont d’ailleurs relativement basses comparées à la période Obama (2009-2017), où rien que pendant son premier mandat, plus de 1.800.000 Mexicains furent déportés, soit plus de la moitié du bilan de Donald Trump lors de l’ensemble de sa présidence de 2017 à 2021.
Mais avec la nouvelle administration en place, les dynamiques de migration sont différentes. Le président récemment investi a promis de rétablir l’ordre à la frontière et de renvoyer les illégaux, souvent relégués au rang de «criminels» ou de «parasites». Dès son premier jour de mandat, un état d’urgence à la frontière sud des Etats-Unis a été décrété pour renforcer la militarisation de la zone et Donald Trump s’est ouvertement attaqué au droit d’asile et au principe fondateur du droit du sol. Même si, côté mexicain, les effets directs ne se ressentent pas plus que d’habitude, ces prises de position sur l’immigration font craindre une grave crise humanitaire d’un jour à l’autre.
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La frontière en alerte
Dans ce climat d’incertitude ambiante, la frontière de Paso del Norte est devenue un point chaud de l’attention politique et médiatique. Les piétons, se rendant pour la plupart à leur travail ou à l’université à El Paso, semblent habitués à voir des caméras braquées sur le pont, dans l’attente d’un peu d’action. «Il faut juste patienter et être là au bon moment pour espérer voir du mouvement», confie un journaliste de la chaîne locale Canal 44. Bien loin des proportions annoncées par le gouvernement états-unien, les journées à la frontière sont rythmées par des déportations individuelles ou de groupes de maximum 30 personnes. En tout cas, en ce qui concerne les passages terrestres. A coups de menaces économiques et diplomatiques, Washington fait pression sur le Mexique, le Guatemala, l’Equateur et la Colombie (les principaux pays concernés pour le moment) pour organiser des ponts aériens et déporter ainsi, à l’aide d’avions militaires ou de vols charters, les ressortissants de ces pays.
«On a encore l’espoir qu’une porte s’ouvre. De toute façon, rentrer au Venezuela n’est pas une option.»
Moins concernées par la thématique des vols de déportations, les autorités en charge de Ciudad Juárez prennent néanmoins toute la mesure du risque de déportation massive par voie terrestre. Enrique Serrano, le coordinateur du Conseil de la population (Coespo) de cet Etat de Chihuahua, se dit «occupé mais pas préoccupé» par la situation. «Nous nous attendons ici à des déportations nombreuses, reconnaît le responsable depuis son bureau qui donne directement sur le pont frontalier. C’est pour cela que nous travaillons de manière conjointe avec le gouvernement fédéral et municipal, les trois niveaux de pouvoir réunis, dans une stratégie commune.»
Dirigée par le gouvernement fédéral, la principale initiative prise pour anticiper de possibles déportations massives est de construire un camp d’accueil temporaire juste en face du mur frontalier, d’une capacité de 2.500 places. Ce dernier n’est pas encore opérationnel, les matelas y sont encore empilés à même le sol sous des structures en toile blanche, mais les autorités affirment que la sécurité des personnes déportées et de la population sera garantie. Enrique Serrano tient à rassurer: «Il n’y a rien d’extraordinaire pour le moment. Les expulsions actuelles relèvent d’un processus de déportation de petits groupes que l’on connaît bien, qui a toujours existé. On n’observe toujours pas de changement significatif.»
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La procédure d’asile à terre
Des deux côtés de la frontière, les autorités mexicaines et états-uniennes collaborent et communiquent. Mais sur l’épineuse question des déportations massives, les informations sont limitées. Les différents services en charge de l’immigration dans cette partie des Etats-Unis recevraient leurs instructions au jour le jour, limitant ainsi les possibilités d’anticipation par les autorités mexicaines.
Au-delà de cette hypothèse encore sujette à interrogation, le gouvernement américain a mis à mal les politiques d’accueil dès le premier jour. Pendant la cérémonie d’investiture du 20 janvier, la plupart des points de passage frontaliers étaient clos. Juste après celle-ci, le président a décidé de fermer le système «CBP One», qui gérait alors toutes les demandes d’asile. Des centaines de personnes qui attendaient de pouvoir défendre leur requête face aux autorités américaines se retrouvent maintenant bloquées à Ciudad Juárez ou dans d’autres villes frontières. «Nous aurions dû avoir notre rendez-vous hier à une heure de l’après-midi», témoigne d’un ton désabusé Suhail Andrade, une Vénézuélienne. Elle et sa famille, dix personnes au total dont six enfants, sont maintenant pris en charge par l’auberge pour personnes migrantes El buen pastor (Le bon pasteur), située dans les hauteurs de Ciudad Juárez. «En arrivant au Mexique, on a réussi à avoir notre rendez-vous en onze jours seulement, précise la femme qui montre comment l’application CBP One est bloquée sur son téléphone. On savait qu’il allait y avoir quelques changements avec le nouveau président américain, mais jamais on n’avait imaginé que cela serait aussi radical pour demander l’asile politique.»
Le jour de la suppression de CBP One, la frontière nord du Mexique a connu son lot de tragédies humaines. Des gens ayant leur rendez-vous le jour même se sont fait refuser l’entrée à quelques minutes près. Les images de personnes en pleurs devant les agents du service de migration américain ont marqué. «Beaucoup sont entrés en état de choc, décrit Juan Fierro, pasteur et responsable de l’auberge. Certains étaient tristes et énervés; d’autres sont restés sans pouvoir rien dire. Quelques-uns attendaient leur rendez-vous depuis onze mois.» D’une capacité d’accueil de 180 personnes, l’auberge El buen pastor atteint environ 40% de ses capacités, soit beaucoup moins qu’au pire des crises migratoires.
«Certains voudront aller aux Etats-Unis, et d’autres en reviennent, cela va vraiment créer un choc entre eux.»
Effet dissuasif?
Enrique Serrano, le coordinateur du Conseil de la population du Chihuahua, assure que la fréquentation de migrants à Ciudad Juárez est plus faible que d’habitude: «Ils ne viennent plus parce qu’ils savent qu’il n’y a plus de possibilité de formuler une demande. Ici, on les aidait dans leurs démarches, avec l’application, et ils restaient sous notre protection jusqu’à leur rendez-vous. Maintenant que tout est annulé, on leur recommande de rentrer chez eux.» Dans les quelques dizaines d’auberges non gouvernementales de Ciudad Juárez, souvent gérées par des organisations religieuses, quelques personnes migrantes souhaitent rester dans les environs de la frontière, se disant qu’un nouveau système de demande d’asile verra bientôt le jour. «On a encore l’espoir qu’une porte s’ouvre, confie Suhail Andrade. Et de toute façon, rentrer au Venezuela n’est pas une option», bien qu’elle insiste sur l’importance d’entrer légalement aux Etats-Unis. Michelle, 22 ans, est de la même nationalité. Elle voyage avec un enfant en bas âge et confirme ce constat: «Pour arriver ici, il a fallu traverser la jungle (NDLR: du Darien, entre la Colombie et le Panama). Quand on l’a fait une fois, on ne revient pas en arrière. En plus, je trouve aussi que tout le pays, ici au Mexique, est dangereux.»
Plusieurs fois classée en tête des villes les plus dangereuses au monde, Ciudad Juárez peut se transformer en enfer pour les migrants, parfois séquestrés et considérés comme une monnaie d’échange par les réseaux criminels. En plus de la sécurité, le pasteur Juan Fierro et les volontaires de son auberge offrent des repas et des vêtements à ces populations vulnérables. Si aucune nouvelle politique d’accueil ne se dessine d’ici là, il dit laisser un délai de trois mois aux bénéficiaires pour décider: rentrer chez eux ou demander l’asile au Mexique. Prêt à l’idée aussi d’accueillir les ressortissants mexicains expulsés des Etats-Unis si besoin, Juan Fierro redoute cependant les conséquences d’une possible déportation massive: «On en aura certains qui voudront aller aux Etats-Unis, et d’autres qui y étaient et qui en reviennent, cela va vraiment créer un choc entre eux.»
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