Réélection de Trump: «Un découplage des économies américaine et chinoise aurait un coût substantiel» (entretien)
Les intentions de Donald Trump en matière de taxation des importations mettent en péril l’édifice même des accords commerciaux multilatéraux, juge l’économiste Jean Pisani-Ferry.
L’imposition de tarifs douaniers aux importations est un des leitmotivs économiques de Donald Trump. Elle devrait viser à la fois la Chine –«l’ennemi»– et l’Europe –«le partenaire» des Etats-Unis. Cette politique annoncée va crisper un peu plus encore les relations entre Washington et Pékin et nuire aux efforts pour conforter les coopérations internationales existantes. L’ancien ministre grec des Finances George Papakonstantínou et Jean Pisani-Ferry, chercheur à l’Institut Bruegel (Bruxelles), au Peterson Institute for International Economics (Washington) et professeur à Sciences Po, signent un essai qui appelle à établir Les Nouvelles Règles du jeu (1) pour réinventer une coopération internationale dans un monde multipolaire et de plus en plus chaotique dont la réélection de Donald Trump ne ralentira pas l’évolution. Jean Pisani-Ferry explique les enjeux du positionnement des Etats-Unis à partir de janvier 2025 sur les dossiers multilatéraux.
«Jamais le monde n’a eu autant besoin d’inventer de nouvelles formes d’action collective, mais rarement cette entreprise a été aussi ardue», écrivez-vous. Qu’est-ce qui explique le délitement de la coopération internationale?
C’est dû largement à deux éléments. Premièrement, la rivalité entre la Chine et les Etats-Unis. On a cru que le monde était en train de s’unifier. En fait, il était occupé à diverger. Cette rivalité de puissances n’empêche pas les coopérations dans certains domaines mais elle rend tout plus difficile. Deuxièmement, de manière plus générale, on a assisté ces dernières années à une espèce de désoccidentalisation du monde. On a cru à la fin des années 1990, après la chute du mur de Berlin, qu’un seul monde se mettait en place et convergeait vers ce que les Etats occidentaux considéraient être les bonnes orientations. L’illusion a duré à peu près une décennie. Ensuite, on s’est rendu compte qu’au-delà de la Chine, quantité de pays ne voulaient pas partager nos préférences, et donc, qu’il fallait organiser une coexistence avec eux. On a cru que l’on avait conquis le monde par notre système de droits et de valeurs. C’était une illusion.
«Il y a des alternatives à la Chine: l’Inde, le Vietnam, tous les pays d’Asie de l’Est, l’Afrique, l’Amérique latine…»
Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche risque-t-il de compliquer encore les coopérations multilatérales?
Le risque est certain. Il faut cependant distinguer les effets selon les domaines. Cela demande que l’Europe fixe bien ses priorités. Il y a des domaines dans lesquels les Etats-Unis, au fond, ne sont pas nécessairement un acteur essentiel. Je pense à la question du climat. Sous l’administration de Joe Biden, les Etats-Unis ont mis en place l’Inflation Reduction Act (IRA), sont rentrés dans l’accord de Paris, mais ils ont en même temps augmenté leur production d’énergies fossiles, qui atteint à la fin du mandat de Joe Biden un niveau record. Sous la présidence démocrate, on a eu une attitude différente, mais une politique énergétique qui n’était pas si différente de celle de la première administration Trump et qui ne sera pas si différente de celle qu’aura la nouvelle. Elle voudra absolument forer… Mais si elle exploite l’or liquide dont les Etats-Unis disposent, elle fera baisser le prix du pétrole, ce qui n’est pas forcément non plus dans son intérêt. Sur ce dossier du climat, il faut accepter que les Etats-Unis seront moins un allié que sous Joe Biden. Et il faut aller en chercher ailleurs. L’Europe doit se rapprocher de la Chine parce que sur cette question, elle prend la direction, à grande vitesse, de la décarbonation. Comme en plus, elle souffre beaucoup de pollutions locales, on peut rechercher avec elle les voies d’un partenariat. Cela étant, le problème essentiel pour le climat, ce ne sont ni les Etats-Unis, ni la Chine, ni l’Europe, ce sont les grands Etats émergents –le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Indonésie– qu’il faut absolument mettre sur la voie de la décarbonation.
Dans le domaine commercial, le retour de Donald Trump annonce-t-il davantage encore un changement préjudiciable aux coopérations?
Oui. Dans le commerce international, Donald Trump a déjà annoncé la couleur en évoquant l’augmentation des tarifs pour tout le monde, de l’ordre de 10% à 20 % pour les partenaires des Etats-Unis, et de plus de 50 % pour les produits chinois. C’est donc l’édifice même des accords commerciaux multilatéraux qui risque d’être remis en cause. Il y a peu de chances que Donald Trump change d’avis. Pour cette partie-là de la coopération collective, déjà fragilisée par les politiques de la première administration Trump et par le fait que Joe Biden n’est pas revenu sur les tarifs mis en place par son prédécesseur, se profile plus qu’un coup de canif, un coup de couteau contre l’édifice multilatéral en matière de commerce. Néanmoins, il se passe des choses à bas bruit. Même si l’organe de règlements des différends de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est paralysé par le fait que les Etats-Unis n’ont pas approuvé la nomination de juges depuis les débuts de l’administration Trump 1, il se passe des avancées dans la résolution de certains conflits, et dans d’autres domaines. L’OMC est très abîmée. Et manifestement, Donald Trump n’a aucune intention de lui offrir une planche de salut. Mais elle n’est pas en état de mort clinique.
Un découplage complet des économies des Etats-Unis et de la Chine est-il néanmoins exclu parce que les deux pays sont trop économiquement interdépendants?
Le coût sera quand même considérable. Bruegel (NDLR: centre de réflexion européen basé à Bruxelles) a mené un travail de chiffrage des coûts du découplage complet, qui aboutit à la conclusion que ces coûts sont substantiels même s’ils ne sont pas aussi élevés que ce qu’on pourrait penser. Au fond, il y a d’autres options que la Chine dans le monde: l’Inde, le Vietnam, tous les pays d’Asie de l’Est, l’Afrique, l’Amérique latine… Surtout si cela ne se passe pas de manière trop brutale, on peut probablement minimiser les préjudices. Mais il y aura forcément un coût économique à cette fragmentation.
«La protection des biens communs mondiaux arrive au premier rang des priorités de la coopération internationale.»
L’ambition doit-elle nécessairement être revue à la baisse en matière de coopération collective internationale, ou y a -t-il des domaines où elle peut malgré tout se développer?
Il existe des domaines techniques dans lesquels elle peut se maintenir ou progresser. Sur le climat, il ne faut pas baisser pavillon. C’est de toute façon une affaire de longue haleine. Hors des Etats-Unis, les pays sont de plus en plus conscients du problème. Aux Etats-Unis, de plus en plus d’Etats le sont aussi. Il ne faut pas que l’Europe réagisse en revenant en arrière sur ses ambitions. Le simple fait que sa compétitivité énergétique soit très affaiblie dans les circonstances actuelles, parce qu’elle a perdu sa source d’énergie bon marché et qu’elle n’en a pas d’autres à portée immédiate, démontre que la solution est d’avancer le plus vite possible vers la décarbonation. Et elle doit chercher d’autres partenariats pour poursuivre cette ambition absolument nécessaire pour la survie de la planète. Il y a aussi d’autres domaines techniques, pour lesquels les Européens peuvent continuer à coopérer avec les Américains parce que cela passe en partie par le canal d’agences spécialisées, dans des secteurs comme la concurrence, la supervision financière, même si celle-là a aussi du plomb dans l’aile… La gouvernance mondiale va continuer, mais de manière plus disparate selon les domaines. Et sans ambition générale. L’idée d’une gouvernance mondiale telle qu’on l’avait imaginée au début des années 2000 est hors de portée.
Quelles devraient être les conditions minimales d’un programme d’actions collectives internationales? Dans votre livre, vous évoquez la protection des biens communs et le maintien de l’interdépendance économique…
Il faut faire un travail de réexamen des priorités en matière de coopération internationale. La protection des biens communs mondiaux arrive au premier rang. L’organisation de l’interdépendance économique entre des pays qui n’ont pas exactement les mêmes préférences est aussi une priorité. Il faut continuer à pouvoir échanger. Mais celle-ci n’a pas le même rang que la préservation des communs. Dans ce domaine, je pense au climat mais aussi à la biodiversité, à la préservation des océans, à la santé publique… Il faut se battre pour atteindre un consensus. L’échelle de temps pour tous ces sujets ne se compte pas en trimestres, ou en années, mais en décennies. C’est ce qu’il faut viser. Et il ne faut surtout pas abandonner ce qu’on a entrepris.
Quel rôle l’Europe peut-elle jouer dans ce combat?
L’Europe se retrouve de nouveau dans la nécessité de jouer un rôle leader à un moment où elle connaît des difficultés. Sur ces sujets, c’est elle qui peut le faire, avec d’autres partenaires que les Etats-Unis, d’autres pays avancés, les pays en développement… L’Europe doit jouer cette carte.
(1) Les Nouvelles Règles du jeu. Comment éviter le chaos planétaire, par George Papakonstantínou et Jean Pisani-Ferry, Seuil, 144 p.
Trois idées fortes
• «Donald Trump n’a aucune intention d’offrir une planche de salut à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).»
• «Sur le dossier du climat, il faut accepter que les Etats-Unis seront moins un allié que sous Joe Biden.»
• «L’Europe doit chercher d’autres partenariats pour poursuivre cette ambition absolument nécessaire pour la survie de la planète.»
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