Philippe Lamberts
Trou noir de la finance : l’inertie coupable de l’Europe
L’intérêt de l’Union européenne pour les trous noirs est à géométrie variable. Tout dépend de leur nature. Lorsqu’il s’agit d’objets cosmiques, l’UE ne lésine pas sur les moyens pour étudier de près leur comportement et évolution.
Avec à la clé des avancées majeures, comme la publication récente de la première image de ces astres énigmatiques. Mais lorsqu’il s’agit de zones d’ombre au coeur du système financier, Bruxelles ne répond plus !
Univers parallèles
Au sein de la galaxie financière, les banques constituent très certainement les institutions les plus connues du grand public. Mais en dehors de ce secteur bancaire classique, opère un autre système bancaire dit « de l’ombre » (« shadow banking », en anglais), qui collecte et gère des fonds auprès des investisseurs. On y trouve une constellation d’organismes de placement collectifs, de fonds d’investissement, ou encore de véhicules de titrisation (nous reviendrons plus tard sur ce dernier terme).
Contrairement à leurs confrères astronomes, désormais capables de produire une photographie de leur objet d’étude, les superviseurs bancaires européens éprouvent toutes les peines du monde à cartographier cet univers parallèle. Comme l’a récemment avoué Sabine Lautenschläger, membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE) : « notre image du système bancaire de l’ombre n’est pas encore très claire ». Beau pléonasme !
Bien que ne disposant pas de données statistiques précises, le Conseil de stabilité financière – qui coordonne la réglementation financière pour les pays du G20 – chiffre quand même aujourd’hui ce trou noir de la finance à 52 000 milliards de dollars en 2017 au niveau mondial. A défaut d’engloutir les étoiles, comme leurs correspondants cosmiques, cette finance de l’ombre a en effet une fâcheuse tendance à aspirer les flux financiers. Son poids est d’ailleurs en très nette augmentation depuis la crise financière de 2008.
Pourquoi ? Parce que les entités qui composent la finance parallèle sont soumises à des règlementations beaucoup moins strictes que celles appliquées aux banques classiques. Les mesures imposées à ces dernières depuis la crise ont en effet eu pour conséquence de déplacer le risque des bilans bancaires vers ces acteurs moins régulés.
Big Bang bancaire
Le système bancaire de l’ombre constitue une source potentielle de déstabilisation pour le système financier pour deux raisons principales.
Tout d’abord, comme l’a souligné Peter Praet, économiste en chef de la BCE, le fait que les entités du système bancaire de l’ombre disposent de peu de fonds propres et présentent un niveau élevé d’endettement suscite de vives inquiétudes.
Deuxièmement, compte tenu de son intrication avec le système bancaire traditionnel, la finance parallèle constitue une source de risque systémique importante. C’est ce qu’a notamment démontré la crise de 2008 : durant les années qui l’ont précédée, les banques américaines s’étaient débarrassées de prêts immobiliers consentis à des ménages insolvables (les fameux « subprimes ») en les cédant à des véhicules de titrisation, équivalents à des banques de marché non régulées et non supervisées. Par le biais de cette « innovation financière », elles avaient contribué à disséminer un risque de crédit à travers l’ensemble du système financier, avec les conséquences que nous connaissons.
Aujourd’hui, c’est un autre produit toxique de la finance parallèle qui alimente la nervosité des régulateurs : les « leveraged loans ». Il s’agit de prêts à taux variables accordés à des sociétés déjà très endettées. Autrement dit, ils sont à la dette d’entreprise ce que les « subprimes » étaient au crédit immobilier. En dix ans, la taille de ce marché a doublé, pour atteindre 1400 milliards de dollars. De quoi constituer le détonateur d’une nouvelle crise financière ?
Responsabilités éclipsées
Le 16 avril dernier, une majorité d’eurodéputés a approuvé un nouveau paquet de règles visant à mieux encadrer les activités bancaires. Dans le cadre des négociations politiques qui ont précédé son adoption, une dizaine d’amendements visant à limiter strictement les interconnexions entre banques traditionnelles et finance de l’ombre avaient été déposés par le Groupe des Verts. Ils poursuivaient un double objectif : d’une part, tarir les flux financiers à destination des entités de l’ombre et, d’autre part, rendre leurs activités plus transparentes, afin de renforcer le contrôle des superviseurs européens.
Malheureusement, tous ces amendements ont été rejetés par la grande coalition (conservateurs, socialistes et libéraux), sous la pression de nos gouvernements. Leur justification ? La finance de l’ombre contribuerait à « diversifier les sources de financement » et à « soutenir l’économie réelle ».
L’utilité sociale de ce secteur est pourtant sujette à caution. Faut-il rappeler que, parmi les principales terres d’élection de la finance parallèle, se trouvent trois paradis fiscaux notoires : l’Irlande, le Luxembourg, et les Iles Caïman.
Pour de trop nombreux décideurs politiques, l’irresponsabilité semble bien être un trou sans fond…
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