Tribunal international sur le Rwanda : « Une justice unilatérale »
L’avocat gantois Jean Flamme, qui a défendu des accusés au Tribunal pénal international sur le Rwanda et à la Cour pénale internationale, dénonce la « conspiration » qui a préludé à la victoire du Front patriotique rwandais (FPR) et l’impunité qui s’en est suivie.
Dans votre livre (1), vous êtes Me Bergman et non Me Flamme, et votre client s’appelle Mutaganda et non Tharcisse Muvunyi. Pourquoi avoir changé les noms ?
C’est pour me protéger. Je ne tiens pas à subir le sort de Florence Hartmann (NDLR : ancienne porte-parole du tribunal international sur la Yougoslavie) qui a été inculpée et emprisonnée pour divulgation d’informations confidentielles. Les personnages sont fictionnels, que ce soit celui de Mutaganda ou des avocats américains, mais tout est vrai, soit parce que je l’ai vécu moi-même ou entendu de mes collègues.
Quelle est la période qui vous a le plus marqué : votre visite au Rwanda juste après le génocide ou votre activité d’avocat auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda (Tpir) et de la Cour pénale internationale (CPI) ?
Emotionnellement, c’est la mission en juillet 1994 avec Avocats sans frontières, dont j’étais le secrétaire général. On nous a conduits vers l’église de Ntarama, au sud de Kigali, en nous disant seulement » vous allez voir un charnier « . Ce fut un cauchemar de découvrir tous ces corps enchevêtrés, et cela continue de me marquer. Concernant les nouvelles juridictions internationales, j’ai constaté qu’elles étaient moins efficaces que nos justices de paix en Belgique. C’était en fait un grand cirque.
Par exemple ?
Les problèmes de langues. En 2006, j’ai assisté pendant un an et demi Thomas Lubanga (NDLR : fondateur de l’Union des patriotes congolais, soutenue par le Rwanda), le premier inculpé de la CPI, pour crimes de guerre dans l’Ituri, au Congo-Kinshasa. Des gens témoignaient en kingwana, mélange entre swahili et langue locale…. L’interrogatrice, une Kenyane, comprenait la moitié des réponses, et les témoins, la moitié des questions. J’étais le premier avocat à la barre à la CPI et on me regardait comme une bête rare. J’ai eu des conflits toutes les semaines, tant on essayait de saboter mon travail.
Vous voyez des similitudes entre la Tpir et la CPI ?
Des similitudes frappantes dans le fait d’exonérer le pouvoir actuel du Rwanda de toute poursuite ! Le Tpir était pourtant compétent pour poursuivre également les crimes de guerre commis par les rebelles du Front patriotique rwandais dirigés par Paul Kagame (NDLR : l’actuel président). L’enquêteur australien du Tpir, Michael Hourigan, avait trouvé des témoins selon lesquels l’avion du président Habyarimana avait été abattu par les rebelles du FPR, un attentat qui a déclenché le génocide. La procureure Louise Arbour l’a fait venir à La Haye. Puis, elle a fait volte-face en déclarant que les témoins n’étaient pas fiables. Quelque temps après, Hourigan a été forcé de démissionner. A la CPI, j’ai constaté la même impunité. Le premier procureur n’avait certes pas de compétence sur le Rwanda, mais bien sur le Congo, où un rapport de l’ONU (NDLR : le » Mapping Report » de 2013) incrimine clairement les troupes de Paul Kagame de massacres à grande échelle. On savait, mais on n’a rien fait. J’ai trouvé cela très choquant.
D’où le titre de votre livre, « la conspiration des puissants » ?
C’est un puzzle que j’ai reconstitué pièce par pièce, à partir de rapports de l’ONU comme celui établi par Robert Gersony, qui a documenté les massacres de Hutus au Rwanda. Le but ultime était de mettre le Congo en coupe réglée pour faire main basse sur ses richesses minières. L’avocat américain John Floyd, dont je parle dans mon livre, a exigé de Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU, qu’il communique ce rapport. Annan a finalement accepté, mais c’était trop tard pour les affaires en cours.
Remettez-vous en cause la façon dont le Tpir a fonctionné ?
Ce fut une justice de vainqueurs. En Belgique, un procureur doit enquêter à charge et à décharge. Au Tpir, je n’ai jamais vu cela, c’était une justice unilatérale. De plus, on a mis des avocats sous pression, en leur intimant de ne pas aller trop loin. Cela rappelle Nuremberg où les avocats devaient montrer leurs plaidoiries écrites. Le procureur de la CPI fait rapport au Conseil de sécurité qui le contrôle. Où est la séparation des pouvoirs ?
Vous ne craignez pas d’être accusé de complotisme ?
Accusez-moi, je m’en fiche. La conspiration existe depuis l’origine. Le FPR ne s’est pas développé du jour au lendemain. Qui l’a armé, lui a donné des missiles ? L’armée rwandaise n’avait pas de missiles. A la veille du génocide de 1994, on négociait les accords d’Arusha pour le partage du pouvoir mais le FPR continuait d’envahir le nord depuis 1990. Certains Etats jouaient sur les deux tableaux.
Continuez-vous à plaider pour des inculpés rwandais ?
Oui, lors du prochain procès d’assises en Belgique, annoncé pour la fin de l’année. Il s’agira de deux affaires groupées, impliquant sept inculpés. Ce sera le premier procès pour génocide, car ceux qui se sont déjà tenus chez nous l’étaient pour crimes contre l’humanité. Je serai l’avocat de deux inculpés, Fabien Neretse (NDLR : inculpé notamment pour la mort de la Belge Claire Beckers et de son mari tutsi), et Thaddée Kwitonda. Je plaiderai qu’un génocide suppose une intention d’exterminer avant de commencer à tuer, et qu’elle n’est pas prouvée dans le cas de chaque individu.
(1) Rwanda 1994. De samenzwering van de machtigen (la conjuration des puissants), par Jean Flamme, Van Halewyck, 272 p. Uniquement en néerlandais.
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