Travailleurs sans-papiers : « Une majorité d’employeurs profite du système avec l’assentiment des pouvoirs publics »
Entre le profit des employeurs et le mutisme du pouvoir politique, le travail des sans-papiers est entouré d’une grande hypocrisie. La journaliste Nejma Brahim dévoile leurs conditions de travail.
La nouvelle «loi immigration», adoptée dans la douleur le 19 décembre dernier en France (avec le concours de la droite des Républicains et de l’extrême droite du Rassemblement national), prévoyait dans sa version initiale, défendue comme «équilibrée» par le ministre de l’Intérieur macroniste Gérald Darmanin, qu’un titre de séjour soit accordé «de plein droit» aux sans-papiers travaillant dans des «métiers en tension». Passé à la moulinette des élus de droite, ce n’est plus que de manière exceptionnelle que le titre sera octroyé, une décision laissée à la discrétion du préfet. Une des rares mesures «progressistes» du texte a ainsi été abandonnée. Et dans la foulée, a été douché l’espoir de milliers de travailleurs précaires d’une avancée vers une possible régularisation.
Les agences d’intérim jouent un rôle essentiel dans l’exploitation des travailleurs sans papiers.
«La question des sans-papiers est centrale dans la thématique des migrations sur laquelle je travaille depuis plusieurs années», souligne Nejma Brahim, journaliste à Mediapart. Ceux-ci, tout de même au nombre de 700 000 en France, ne sont souvent vus que par le prisme des qualificatifs «clandestins», «irréguliers», «délinquants étrangers» auxquels les réduisent les responsables politiques. Ils se gardent bien «d’évoquer celles et ceux qui se tuent à la tâche chaque jour, “utilisés” par des patrons en quête de main-d’œuvre volontaire et corvéable à merci, tout en étant précarisés par l’administration qui rechigne à les régulariser même lorsqu’ils présentent un parcours exemplaire», précise la journaliste dans le livre tiré de son enquête, 2 € de l’heure (1). C’est pour montrer cette réalité que beaucoup de Français ne veulent pas voir, qu’elle l’a écrit. Pari gagné.
Est-ce principalement dans les domaines de la restauration, de la construction et des soins aux personnes que sont employés les travailleurs sans-papiers?
Le phénomène est global. On trouve des travailleurs sans-papiers dans quasiment tous les secteurs, pas seulement dans les plus classiques. En agriculture, ils participent aux vendanges et à la cueillette des fruits. Dans le secteur du commerce, je cite le cas de Yao, salarié au rayon fruits et légumes d’un supermarché d’une petite ville près d’Avignon. Le gérant du magasin sait que c’est un sans-papiers puisqu’il l’a embauché sur la base du passeport de son pays d’origine et ne lui a jamais réclamé ses «papiers français». Des travailleurs sans papiers, on en voit aussi à la sortie des magasins Leroy-Merlin, la grande enseigne de bricolage. Pour une bouchée de pain, ils aident les particuliers ou les patrons dans le BTP à porter des charges lourdes, meubles ou matériel de chantier. Les responsables de l’enseigne laissent faire. Un dernier exemple: Moussa travaille dans le secteur de l’entretien. Il nettoie les trains que tous les Français sont amenés à prendre dans leur vie. Comme beaucoup d’autres sans-papiers, il a été embauché par une des deux sociétés intermédiaires qui œuvrent pour la SNCF. Dans n’importe quelle grande ville ou petite commune, on croise, souvent sans le savoir, des sans-papiers qui, en nous offrant des services, façonnent notre quotidien.
Le recours à la sous-traitance, fréquent dans les exemples donnés dans votre livre, permet-il aux entreprises plus renommées de se défausser de leurs responsabilités?
Les agences d’intérim jouent un rôle essentiel dans l’exploitation des travailleurs sans papiers. Le phénomène est pointé depuis quelques années déjà par des associations d’aide aux étrangers. Non seulement elles embauchent en sachant que ces personnes n’ont pas de papiers et risquent d’être sous-payées, mais en plus, dans certains cas, elles les incitent à utiliser de faux documents, dont le coût peut s’élever à trois cents ou quatre cents euros, ou les papiers d’un tiers pour pouvoir les engager. Cela permet effectivement à de grandes entreprises comme la SNCF de se défausser en rejetant la faute sur les agences d’intérim. Un autre cas a fait du bruit en France, chez Chronopost, la branche livraison de colis de La Poste. Quand l’information selon laquelle elle exploitait un certain nombre de travailleurs sans papiers a été dévoilée dans les médias, elle a expliqué qu’elle n’était pas au courant et a rejeté la responsabilité sur les agences d’intérim. Les travailleurs concernés sont en grève depuis deux ans et demi pour obtenir une régularisation et le groupe La Poste ne veut rien entendre.
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Il existe des exemples plus étonnants, notamment celui d’une médecin tunisienne qui s’est retrouvée sans papiers…
Il était important de montrer la pluralité des profils. Médecin tunisienne, Hajer a un salaire relativement correct, bien qu’elle fasse un nombre d’heures très élevé. Elle va se retrouver en situation d’irrégularité, mais pas n’importe laquelle, une situation produite par l’Etat français. Elle arrive en France en situation régulière. Elle poursuit son parcours en tant que médecin. Elle réussit le concours avec brio. C’est en déménageant dans un autre département, à la suite d’un changement d’affectation, qu’elle est confrontée à une situation kafkaïenne, que beaucoup d’étrangers connaissent. Elle se retrouve sans papiers parce que le renouvellement de son titre de séjour tarde dans le chef de la préfecture. Quand elle pense qu’il sera renouvelé, elle apprend qu’elle fait l’objet d’une «Obligation de quitter le territoire français» (OQTF). Ce genre d’obligation ne touche pas uniquement les personnes délinquantes ou qualifiées comme telles par le gouvernement, il affecte aussi des travailleurs comme Hajer qui, au quotidien, soigne des personnes dans un hôpital public. Or, dans le cadre de mon enquête, elle m’explique connaître au moins trois ou quatre autres praticiens étrangers dans la même situation. Ils travaillent sans titre de séjour et cela ne gêne pas plus que cela l’administration des établissements hospitaliers qui les emploient. La «fabrique des sans-papiers» est un élément essentiel pour comprendre le traitement imposé aux personnes étrangères en France.
A la lecture de votre livre, on est étonné par l’arbitraire qui prévaut dans le traitement des demandes de régularisation par les préfets, qui sont les représentants de l’Etat dans les départements et les régions. Comment l’expliquer?
Par le pouvoir discrétionnaire du préfet. Il lui permet d’agir comme il le souhaite. Par conséquent, la différence sera manifeste si vous avez affaire à un préfet plutôt ouvert sur la question des migrations et de la régularisation des travailleurs sans papiers ou à un autre, plutôt fermé sur ces dossiers. Leur traitement dépend aussi des agents de la préfecture. C’est absolument précarisant pour les personnes étrangères parce qu’elles ne savent pas comment leur dossier sera traité. Résultat: depuis quelques années, on observe que certaines personnes tentent de contourner ce risque en cherchant à savoir dans quelle préfecture les dossiers sont les mieux ou les plus vite traités. Ce qui entraîne le recours de plus en plus fréquent à de fausses domiciliations.
Quel regard portez-vous sur le rôle des patrons qui emploient des sans-papiers et sur la passivité des autorités face à cette situation?
L’objet du livre est aussi de pointer l’hypocrisie à grande échelle qui règne en France sur la question des travailleurs sans papiers. Depuis quelque temps, heureusement, des voix s’élèvent pour dire qu’ils sont présents dans ces secteurs d’activité et qu’il faut cesser de les précariser. On pense en particulier à Stéphane Ravacley, ce boulanger de Besançon qui avait entamé une grève de la faim en 2021 pour sauver de l’expulsion son apprenti, Laya Fodé Traoré. Le paradoxe est que ce dernier avait été pris en charge par l’aide sociale à l’enfance en tant que mineur non accompagné avant d’être menacé d’expulsion une fois devenu majeur. Mais il y a une majorité d’employeurs qui profitent du système avec l’assentiment des pouvoirs publics. Je le dis d’autant plus sereinement que le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, est tout à fait conscient de la manière dont ces personnes travaillent – un passage du livre le montre. Et il laisse faire. Il reconnaît qu’il y aurait aujourd’hui entre 700 000 et 800 000 sans-papiers sur le sol français. Mais personne ne veut leur donner un minimum de dignité en les régularisant.
Le poids de l’extrême droite en France pèse-t-il sur le traitement de cette question au point qu’une régularisation n’est pas envisageable?
Oui. Force est de constater que depuis plusieurs années maintenant, Emmanuel Macron et ses gouvernements successifs n’ont cessé de faire attention à ce que pourraient penser la droite, l’extrême droite et leurs électeurs sur ces questions. L’idée qu’en cas de régularisation massive, il pourrait y avoir un «appel d’air» pour les autres migrants revient beaucoup dans la rhétorique politique, alors que cette théorie est totalement démontée par plusieurs études.
Vous expliquez qu’une régularisation pourrait aussi rapporter à l’Etat.
Certaines personnes affirment que régulariser les étrangers en situation irrégulière leur ouvrirait certains droits, et donc que la France ne serait pas gagnante dans cette opération. Une personne régularisée aura effectivement accès à des droits, sociaux notamment. Mais cette analyse relève d’une logique et d’une vision de court terme. Si elles sont régularisées, ces personnes ne vivent plus cachées. Elles se socialisent davantage. Elles consomment davantage. Elles travaillent en étant déclarées et, par conséquent, cotisent au système social, remplissent les caisses de la sécurité sociale et, indirectement, celles de l’Etat. Il faut vraiment se projeter à moyen et à long termes pour voir tous les bénéfices de ces potentielles régularisations.
Iriez-vous jusqu’à affirmer que le pouvoir politique accepte de se priver de certaines rentrées financières pour permettre à des employeurs d’exploiter ces travailleurs plus vulnérables?
Oui. C’est d’ailleurs l’avis de l’économiste Antoine Math (NDLR: chercheur de l’Institut de recherches économiques et sociales). L’Etat accepte de perdre un peu sur le plan financier en prenant le parti de soutenir les «grandes boîtes» qui profitent de ces travailleurs. C’est une question de stratégie politique. En définitive, il n’est pas étonnant qu’un Etat prenne le parti des entreprises et donc, d’une certaine manière, de personnalités de pouvoir, plutôt que celui de personnes vulnérables.
(1) 2 € de l’heure. La face cachée de l’«intégration» à la française, par Nejma Brahim, Seuil, 224 p.
800 euros/mois
Le salaire de Sabine, pendant deux ans, employée par une famille pour s’occuper, du lundi au vendredi, jour et nuit, d’une dame âgée. «Je ne dormais plus parce qu’il fallait m’occuper d’elle. J’en suis devenue malade.»
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