Trafic de drogue à Marseille : « On est face à de nombreux petits affrontements entre petits réseaux » (entretien)
Lauréat du prix Albert-Londres 2014 pour ses reportages sur les quartiers nord, Philippe Pujol explique la recrudescence des affrontements par la dispersion des réseaux et l’endettement.
Une violence sans fin? Dans la nuit du 1er au 2 avril, trois fusillades dans le quartier du Castellas, au nord de Marseille, et au centre-ville, coûtent la vie à trois jeunes de 16, 21 et 23 ans. Week-end, certes, particulièrement meurtrier mais qui s’inscrit dans la lignée d’une série d’affrontements qui, depuis début janvier 2023, ont déjà fait treize tués dans plus d’une trentaine de fusillades. Ce bilan intermédiaire fait craindre que les activités autour du trafic de stupéfiants ne connaissent une année flirtant avec les records d’homicides. Trente-et-un ont été recensés en 2022. Prix Albert-Londres en 2014 pour ses articles «Quartiers shit» parus dans le quotidien La Marseillaise, auteur en 2016 de La Fabrique du monstre. Dix ans d’immersion dans les quartiers nord de Marseille, l’une des zones les plus inégalitaires de France (Les Arènes), Philippe Pujol est un des meilleurs connaisseurs de la société marseillaise. Son regard sur les développements du trafic de stupéfiants dans la cité phocéenne est pertinent et décapant.
Récupérer le réseau d’un autre est le seul moyen pour un dealer de rembourser ses dettes.
Certains lient les dernières fusillades meurtrières à une guerre entre deux clans. Partagez-vous cette analyse?
Ce n’est pas exactement comme cela que cela se passe. C’est plus complexe. Nous ne sommes plus dans une période où il existe des clans bien définis. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’autoentrepreneurs, de tout petits réseaux qui essaient de prendre une place dans de plus gros réseaux. Les affrontements auxquels on assiste actuellement sont liés à des questions de réseaux, de territoires, de chiffres d’affaires. Il faut ajouter à cela des vengeances et, surtout, des affrontements avec comme raison l’endettement. Ce sont des personnes qui doivent de l’argent ou à qui on en doit. Pour rembourser ces dettes, pour se refaire, le seul moyen est de récupérer le réseau d’un autre ou de concurrencer quelqu’un d’autre. Les règlements de comptes ne sont quasiment plus liés à deux gros réseaux qui s’opposent. Des gros réseaux, il n’y en a plus beaucoup. On est face à de nombreux petits affrontements entre petits réseaux.
Est-ce une nouveauté à Marseille?
Le phénomène est apparu approximativement autour de 2010. Jusqu’alors, le système était pyramidal, assez classique avec un grand chef, des adjoints et des employés. Le dernier gros caïd que Marseille a connu fut Farid Berrahma. Quand il a été tué, en 2006, ses lieutenants, une dizaine, se sont affrontés pour récupérer les réseaux de stups. Ces rivalités ont causé beaucoup de morts. Il s’agissait de personnes de 40 ans ou 50 ans. Ceux qui ont survécu ont compris, aux environs de 2010, qu’il fallait délaisser le terrain, se mettre à l’import-export, importer de grosses quantités de drogue et récupérer l’argent pour pouvoir faire du blanchiment. Les grosses quantités, c’est dur à blanchir. Il faut avoir des réseaux très structurés, ce que n’ont pas du tout les jeunes de cité. Ce sont les acteurs du très grand banditisme issu de la French Connection qui étaient alors aux manettes et qui continuent à l’être aujourd’hui, tout en déléguant le travail de terrain.
Le retrait des gros trafiquants fut une première étape de ce rajeunissement des dealers de terrain. Y en-a-t-il eu d’autres?
A partir de 2010, on voit que des jeunes commencent à être tués. Le phénomène s’est largement accentué en 2019 avec le Covid. Le confinement a empêché les consommateurs de se rendre sur les lieux, beaucoup de petits réseaux n’y ont pas survécu. Ceux qui ont résisté sont ceux qui se sont adaptés, notamment avec les livraisons à domicile, via le Web. Le confinement a encore accéléré le phénomène d’ubérisation du trafic des stupéfiants. Plus de petites sociétés se sont créées. Beaucoup d’autoentrepreneurs se sont installés. Ils s’affrontent sur de plus petits territoires. Et ils sont surtout touchés par les dettes. Comme ils n’ont pas les moyens d’aller chercher la drogue à la source, ils l’achètent directement au dealer d’à côté, celui qui est un peu plus gros. Ils sont contraints de l’acheter à des prix élevés. Ils dépensent beaucoup d’argent pour se la procurer et sont souvent sur des points de vente peu attractifs. Pour pouvoir rembourser ce qu’ils doivent, ils tentent de s’étendre sur des zones un peu plus rentables, par exemple près d’un métro, d’un lycée, d’un collège, de certaines entreprises. Comme ils sont nombreux à briguer ces lieux, ils s’affrontent. Cela explique qu’autant de jeunes soient impliqués. Le travail de terrain leur est délégué. Les transitaires attendent qu’ils s’entretuent. Ils vendent à ceux qui en sortent vivants. Ce chaos permet de vendre cher, parce que celui qui survit repart presque de zéro à chaque fois. Il est obligé de prendre le produit tel qu’il est, cher. Il n’a pas le temps de négocier ou de s’approvisionner ailleurs parce que s’il n’a pas de drogue à offrir, un concurrent sera susceptible d’en avoir. Cette évolution nous amène à un phénomène cyclique, des vagues de règlements de comptes sur fond de vengeance et d’endettement.
D’où cette multiplication des violences?
C’est la peur qui régit les règlements de comptes. Ils sont très peu calculés. On a peur de se faire tuer. Donc, on tue l’autre. On a peur de se faire piquer un territoire… Les dealers n’ont pas peur comme on l’entend, nous. La peur les transforme en animaux blessés.
Vous parlez de phénomène cyclique. La courbe de ces affrontements ne sera donc pas forcément exponentielle?
Non, pas du tout. Un exemple. Dans la période 2010-2012, on a connu de très gros affrontements et beaucoup de morts à Marseille. On était sur les mêmes chiffres qu’actuellement. A la suite de cette flambée de violence, la police a procédé à beaucoup d’interpellations parce qu’elle ne pouvait pas ne pas réagir. On approchait des élections. Quand François Hollande a été élu, il a voulu marquer le coup. Des moyens considérables ont été débloqués. Des cellules du renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) ont été mises en place, en 2015, pour améliorer la coordination entre les services de sécurité. Et cela a bien fonctionné. Beaucoup de réseaux ont été démantelés. Après la pointe de 2012, la violence a baissé à partir du milieu de la décennie 2010. Depuis quelques années, les trafiquants arrêtés à cette époque ont commencé à sortir de prison. Ils ont renoué avec l’action armée. Cela explique aussi pourquoi 2023 pourrait être une année particulièrement meurtrière. C’est parti pour l’être. Mais petit à petit, la violence retombera. On peut déjà dire que dans six à dix ans, on aura à nouveau une période d’affrontements meurtriers. Le phénomène est cyclique. Mais on n’a jamais dépassé les 35 à 40 morts par an. C’est incomparable avec que ce que l’on observe en Italie ou aux Etats-Unis. C’est évidemment beaucoup trop parce que ce sont des jeunes qui meurent. Mais finalement, on n’est pas non plus dans l’ultraviolence perpétuelle.
Les victimes ne sont-elles pas de plus en plus jeunes?
Les victimes ont cet âge depuis 2010. Chaque année, la police affirme qu’elles sont de plus en plus jeunes. Mais comme elle l’affirme depuis vingt ans, cela voudrait dire que ce seraient des nouveaux-nés qui, aujourd’hui, seraient responsables des affrontements. Non. Elles ne sont pas de plus en plus jeunes. C’est totalement faux. C’est depuis 2010 que des 15-25 ans s’entretuent.
Y a-t-il une forme de désintérêt de l’autorité publique sur le mode «tant qu’ils se tuent entre eux, ce n’est pas si grave»?
Cela a été longtemps le cas au plan politique dans le chef de l’ancien maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin (NDLR: maire de 1995 à 2020, membre de l’UMP, devenu Les Républicains). Aujourd’hui, la police dispose de moyens honorables. Donc, elle travaille. La justice marseillaise a un taux de 50% d’élucidation des règlements de comptes. La moyenne en France est plutôt de l’ordre de 30%. Le monde politique commence à prendre conscience qu’il faut arrêter de vouloir acheter les populations des quartiers populaires à des fins politiques. La situation s’améliore progressivement. Mais de manière générale, on observe une exploitation politique des quartiers populaires en France. Marine Le Pen le fait sans arrêt. Les Républicains, les socialistes y ont aussi beaucoup recours. L’exploitation est aussi le fait des milieux économiques, en particulier le monde de l’immobilier et du bâtiment. Ces quartiers étant en permanence rénovés, ils constituent des mannes financières considérables. Ils font régulièrement rentrer de l’argent public dans les caisses d’entreprises privées qui ont tout à gagner à ce qu’ils ne s’améliorent pas pour pouvoir les rénover le plus souvent possible. L’exploitation des quartiers populaires est à la fois politique et économique.
Philippe Pujol: «Petit à petit, la violence retombera. On peut déjà dire que dans six à dix ans, on aura à nouveau une période de violences.
Le désinvestissement de l’Etat facilite-t-il aussi l’implantation des trafics de stupéfiants dans ces quartiers?
Pour faire prospérer un trafic de drogue, il faut une armée. Les jeunes des quartiers populaires pauvres sont un vivier idéal pour en constituer une. Il faut un endroit pour cacher les produits et accueillir les consommateurs. Les cités, à la fois fermées sur elles-mêmes et perméables aux organisations, sont adaptées à ces trafics. C‘est le cas dans tous les pays du monde. L’argent des stups apporte-t-il un profit aux quartiers populaires? Quasiment pas, parce que ceux qui tirent le plus de dividendes de ces trafics les font fructifier ailleurs, la plupart du temps dans d’autres pays.
Quelle est la dimension internationale du trafic de drogue?
La cocaïne est produite en Colombie et vient du Mexique. A partir de 2010, les cartels mexicains ont décidé de réduire le commerce avec les Etats-Unis parce que ce marché s’est tourné davantage vers les opioïdes. Ils ont cassé les prix et ont arrosé massivement l’Europe. De très gros trafiquants internationaux sont à la manœuvre. Ils ont un pied dans le commerce illégal, un autre dans le légal. Ils ne sont jamais en contact avec les petits vendeurs de quartier. Dans chaque ville, ils emploient des transitaires. Ce sont eux qui vendent la drogue: 35 kilos dans telle cité, deux cents dans telle autre. Seuls les réseaux de cinq ou six cités à Marseille, de grande ampleur et organisés depuis longtemps, ont la capacité de s’approvisionner de manière autonome en allant chercher leurs produits directement au Maroc, par exemple, en passant par l’Espagne. Ces cités-là, La Castellane, Air Bel, La Bricarde, La Busserine, Les Flamants… ne font pas de bruit, ne connaissent pas d’affrontements, ne dénombrent pas de morts. Leur souci est de ne pas emmerder la police, contrairement à ce que montre le film Bac Nord (NDLR: sorti en 2020 et réalisé par Cédric Jimenez) qui est l’inverse de la réalité. La discrétion est la condition de la bonne tenue du trafic dans ces cités. Les dealers vont même jusqu’à sanctionner les jeunes qui agressent des clients ou s’en prennent à la police. Ce sont plutôt les revendeurs des petits réseaux qui versent dans la violence, tellement ils sont pris à la gorge par l’endettement et la lutte pour les points de vente. Les prisons sont pleines de ces mecs-là. Je les appelle «les cramés».
Pourquoi la violence persiste-t-elle dans certaines cités alors que le trafic profiterait d’un environnement plus apaisé?
Pour un transitaire, l’intérêt est de vendre au prix fort. Pour y arriver, il est plus commode de vendre à des gens qui sont pris à la gorge. Ceux-ci sont contraints d’acheter au prix fort. Ils essaient de vendre. Et s’ils voient que cela ne fonctionne pas là où ils sont, ils lorgnent le réseau d’à côté. Mais celui-ci ne se laisse pas faire et on en arrive au chaos. Or, pour les transitaires, le chaos permet de vendre plus cher. Ils n’ont donc pas intérêt à ce qu’il y en ait moins.
Les protestations des habitants peuvent-elles faire pression sur le politique pour infléchir la situation ou est-ce peine perdue?
La pression est possible face à un petit réseau qui vient de s’installer dans une cité où il n’y en avait pas. Les habitants ont alors quelques jours pour réagir. Le réseau n’est pas encore en place. Il n’a pas encore procédé à tous ses recrutements. Donc, il ne la ramène pas trop. Si les habitants agissent immédiatement, cela peut marcher. Si le réseau est implanté depuis plusieurs semaines, c’est foutu. Cela devient même dangereux pour ceux qui protestent. Le risque, alors, n’en vaut pas la peine.
Voyez-vous des solutions pour au moins freiner ces violences?
Il faut pousser plusieurs curseurs. Le premier est de s’interroger sur la politique des gouvernements. La France est le seul pays en Europe qui n’a aucune déréglementation sur la drogue. Tous les autres en ont, que ce soit une décriminalisation, une légalisation… Dans le même temps, la France est le pays qui engage le plus de moyens pour réprimer le trafic et, de très loin, celui où l’on consomme le plus de drogues. Si on considère tout cela ensemble, on se dit qu’il y a un problème. Il faut savoir qu’on n’est plus au temps du consommateur festif, comme dans les années 1980 et 1990. Le consommateur actuel se drogue pour améliorer ses performances au travail – dans ce cas, c’est plutôt de la coke – et pour pouvoir résister au marasme ambiant particulièrement dans ces quartiers-là – pour cela, c’est plutôt le cannabis. La France compte une masse considérable de toxicomanes. Il faut les traiter. Mais ils ne peuvent l’être que dans un cadre légal. Beaucoup de pays le font. Le Portugal l’a fait avec énormément d’efficacité. L’Italie et le Royaume-Uni le réalisent plutôt bien. Pour moi, décriminaliser la consommation de drogue est la première étape qui permet d’avoir une action sur la santé publique, c’est-à-dire moins de consommation, et qui dit moins de consommation, dit moins de besoins. La dépénalisation ferait aussi rentrer de l’argent qui pourrait être réintroduit dans ces quartiers. D’où des créations d’emploi. La question morale, qui était posée avant sur ce sujet, est devenue obsolète. La morale n’est pas de laisser des jeunes s’entretuer et des gens surconsommer dans un cadre où ils ne peuvent pas être traités. Pour moi, la morale veut que l’on mette en place des conditions propices au traitement des consommateurs et à la réduction de la violence.
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Réinvestir ces quartiers fait-il aussi partie de la solution?
Il faut remettre du service public dans ces quartiers. Mais c’est une action à beaucoup plus long terme. Par contre, la dépénalisation de la consommation et le travail d’encadrement peuvent être mis en œuvre dans les deux ou trois ans. La dépénalisation n’arrêtera pas totalement le trafic. Deux phénomènes persisteront: la contrebande, des produits légaux qui sont rentrés illégalement pour éviter les taxes, et la contrefaçon, des produits encore plus illégaux que l’on fera rentrer. Ce qui est sûr, et on l’a constaté dans tous les pays où des législations en ce sens ont été mises en œuvre, c’est que jamais une décriminalisation n’a entraîné une consommation d’une autre drogue. C’est un fantasme. Un type qui fume du shit voudra-t-il de la coke? Non, s’il veut de la coke, il peut déjà en avoir. Toutes les drogues sont disponibles. A l’échelle d’une ville comme Marseille, imaginer une légalisation est impossible. Tous les fumeurs de shit d’Europe s’y rueraient. Par contre, une décriminalisation à des fins thérapeutiques est faisable. Marseille pourrait être un laboratoire.
Effondrements répétés, causes différentes
L’effondrement d’une habitation après une explosion puis d’une autre à la suite de la destruction de la première, rue de Tivoli, dans la nuit du 8 au 9 avril, a rappelé aux Marseillais le drame de la rue d’Aubagne. Le 5 novembre 2018, deux immeubles s’étaient là aussi effondrés, causant la mort de huit résidents. Ces bâtiments-là étaient insalubres. Le drame avait mis en exergue la vétusté de l’habitat marseillais et le déficit d’investissement des autorités pour y remédier. Le journaliste Philippe Pujol lui avait consacré une enquête, publiée sous forme de livre intitulé La Chute du monstre. Marseille année zéro (Seuil, 2019) et qui mettait en cause la gestion du maire de l’époque, Jean-Claude Gaudin.
L’effondrement du 8 avril n’a pas la même cause, ce que s’est empressé de préciser durant tout le week-end le nouveau maire Benoît Payan. Une fuite de gaz serait à l’origine de l’explosion qui a détruit les immeubles et fait huit morts. Cela ne devrait toutefois pas empêcher les autorités de questionner, le cas échéant, l’état du réseau d’alimentation en gaz.
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