Tourisme, football… : l’Arabie saoudite veut redorer son image à tout prix (reportage)
En Arabie Saoudite, la réalisation du plan Vision 2030 du prince héritier MBS passe par l’ouverture économique et sociétale. Exercice d’équilibrisme face aux conservatismes. Reportage.
En tribunes VIP de la course de dromadaires, des serveurs distribuent des amuse-bouches à une flopée de spectateurs de renom venus du monde entier. Des majordomes bloquent l’accès à un carré de banquettes mitraillé par quelques photographes et leurs longs objectifs. L’acteur américain Will Smith, en jogging orange, s’amuse à l’arrivée en trombe des mammifères bossus, commentée comme un match de football par des animateurs arabes. Il n’est pas venu signer des autographes pour des jockeys de dromadaires. Il assure la promotion du royaume d’Arabie Saoudite et de sa nouvelle destination touristique: Al-Ula et ses merveilleux sites archéologiques des anciens empires nord-arabiques et nabatéens.
L’Arabie des Saoud est devenue plus bling-bling, bureaucratisée, aux ordres.
Il y a quelques années, l’homme fort du pays, le prince héritier Mohammed ben Salmane, dit MBS, a mis en route le plan Vision 2030, estimé à 7 000 milliards de dollars et censé diversifier l’économie saoudienne trop dépendante du pétrole. La haute technologie, le transport aérien, la culture mais surtout le tourisme et le sport font partie des nouvelles orientations. D’ici à 2030, MBS a l’ambition de multiplier par dix le nombre de pèlerins accueillis annuellement à La Mecque, les faisant passer de 3,5 millions à trente millions. A côté des séjours à vocation religieuse, il entend surtout développer le tourisme de luxe. Plusieurs grands sites sortent progressivement de terre. Al-Ula n’est pas le seul. Qiddiya, un parc d’attractions gigantesque, verra le jour en 2024. La ville futuriste de Neom reste le projet le plus surréaliste. De la taille de la Belgique, elle ambitionne de devenir la Silicon Valley du Moyen-Orient avec d’importants pôles de recherche et développement. Projet phare de Neom, The Line, une cité en ligne droite de 170 kilomètres de long et de 500 mètres de haut, espère attirer neuf millions d’habitants d’ici à 2045. Le tout dans une zone désertique au nord-ouest du pays, pauvre en ressources, où l’industrie est totalement absente.
Un financement incertain
«Les anciens dirigeants saoudiens n’ont jamais été intéressés par une ouverture au monde, car, selon eux, ils étaient les rois du Golfe et les autres petits émirats pouvaient au mieux se prosterner. MBS pense différemment. Selon lui, le prestige importe sur la scène mondiale. Il peut être nourri par des événements sportifs, des infrastructures de loisirs et du soft power. Tous ces grands projets sont à son image», analyse Umar Karim, chercheur à l’université de Birmingham. Mais selon d’anciens employés de Neom cités par le quotidien israélien Haaretz, le gigaprojet a «tout du domaine de la science-fiction et pourrait ne jamais voir le jour». Cent soixante milliards de dollars devront être déboursés pour aider à mettre sur pied la première phase de Neom. L’argent sortirait du Fonds d’investissement public saoudien. Pour le reste, le secteur privé aurait été forcé d’y dilapider ses économies, mais cela ne sera pas suffisant. Ce n’est pas non plus avec le léger excédent budgétaire prévu en 2023 que l’Arabie saoudite pourra concrétiser les ambitions stratosphériques de MBS.
Pour attirer les touristes, le pays mise aussi sur des influenceurs venus du monde entier. Toutes les semaines, il en arrive par jets privés ou lignes touristiques depuis le petit aéroport de la région. La Commission royale pour Al-Ula (RCU), administration saoudienne en charge du développement local, finance les voyages promotionnels. Munis de leurs smartphones, ils prennent la pose devant les somptueux monticules rouges de la région et les impressionnantes façades des tombeaux nabatéens, creusées dans la roche jusqu’au premier siècle avant J.C. Quelques selfies suffisent et les voilà déjà dans la jeep censée les balader sur tous les sites. Une influenceuse glisse: «Le tour en hélicoptère au-dessus des sites archéologiques était ennuyeux. Ici, c’est toujours les mêmes rochers…»
Conservateurs mis au pas
D’ici à 2030, Riyad veut attirer annuellement cent millions de visiteurs étrangers, aux mœurs pas toujours en accord avec le conservatisme local. Shahad Bedair, guide historique saoudienne de 26 ans, avoue que les premières influenceuses blondes en balade sur le marché d’Al-Ula avaient provoqué quelques remous: «La société d’Al-Ula était choquée. Il est clair que cela a troublé les gens. Aujourd’hui, nous sommes davantage habitués. Et je crois que c’est positif pour la société locale.» Surtout, les Saoudiens n’ont pas le choix.
Depuis l’avènement de MBS, le royaume a violemment mis au pas les voix puritaines influentes allant à l’encontre des ambitions du prince. Le prédicateur Safar al-Hawali a été emprisonné après avoir osé critiquer la nouvelle orientation saoudienne jugée trop proche du monde occidental. Désormais, les oulémas n’osent plus critiquer le bouleversement en cours dans le pays. Saleh al-Fawzan, grande figure religieuse ultrarigoriste, en fournit l’illustration. Alors qu’autrefois, le vieux religieux, 89 ans, considérait les photos comme haram et multipliait les diatribes antisémites durant ses prêches, il est aujourd’hui muet. «Les imams, les oulémas, la police religieuse, aujourd’hui sans pouvoir, et une partie conservatrice de la population n’approuvent pas du tout ce changement. Mais cela reste au plus profond de leur cœur, car ils ne peuvent pas le verbaliser, sinon ils risquent la prison», confirme le chercheur Umar Karim. L’Arabie des Saoud est devenue plus bling-bling, bureaucratisée, aux ordres.
On est dans une bulle. Ce qui se passe dans le monde, tel le réchauffement climatique, n’a ici aucune prise.
Pas question pour autant de faire du pays une destination de «tourisme de masse.» «Il ne faut pas perdre la finesse de la destination, qui se doit de rester exclusive et premium», selon les termes de Nizar Fakhoury, organisateur en chef de la course de dromadaires. Un tourisme de luxe proposant, notamment, au Maraya, un grand bâtiment en miroir perdu au milieu des montagnes, une exposition sur Andy Warhol. A son dernier étage, un restaurant propose du homard au barbecue, des salades de quinoa et de saumon ou encore du caviar. En sortie de table, les influenceurs sont emmenés dans une série de petites boutiques établies telles des tentes au pied des monticules engloutis par l’obscurité. Aucun mets ou objets locaux n’y sont vendus, mais des montres incrustées de diamants, des robes de mariée en émeraudes ou encore… des cigares cubains. «On est dans une bulle, ici. Tout ce qui se passe dans le monde, comme le réchauffement climatique, n’a aucune prise», ironise un cameraman suédois venu faire des clips de promotion touristique pour la Commission royale pour Al-Ula (RCU).
Contrairement au monstrueux projet de Neom, Al-Ula ne nécessite pas d’importants investissements et chantiers, bien que la principale phase de construction n’ait pas encore été abordée. La France, par l’entremise de l’Agence française pour le développement d’Al-Ula, a passé un partenariat polyvalent pour aider le royaume à améliorer son offre culturelle, touristique et agricole. Un fonctionnaire, sous couvert d’anonymat, chuchote: «On n’a pas encore tapé dans le dur qui est le moment où l’on commencera vraiment à modeler le paysage et récupérer des terres pour y faire des hôtels, etc. Là, il faudra être prudent. On y arrivera bientôt. J’ose espérer que les autorités locales ne répéteront pas ce qu’ils ont fait à Neom», souffle-t-il. C’est-à-dire des délocalisations forcées accompagnées d’une féroce répression contre les habitants récalcitrants. A Neom, elle a mené à la mort ou au bagne de nombreux habitants.
L’histoire revisitée de l’Arabie saoudite
A travers son ouverture au tourisme international, il y a dans le chef des dirigeants saoudiens une évidente tentative de laver leur réputation écornée par un «printemps arabe» écrasé dans la violence, par l’emprisonnement systématique des opposants politiques et intellectuels, comme l’illustre l’arrestation de l’activiste féministe Loujain al-Hathloul, et surtout par l’assassinat, en 2018, du journaliste Jamal Khashoggi, démembré au consulat saoudien à Istanbul.
Sur les sites archéologiques d’Al-Ula, où une coopération entre professionnels français et saoudiens s’est accélérée depuis quelques années, la même impression transpire. Dans l’ouvrage Nos amis saoudiens, de la journaliste Audrey Lebel (Grasset, 2023), l’archéologue au CNRS Laïla Nehmé affirme s’être «sentie instrumentalisée»: «L’image que je représente […] d’une femme de 50 ans qui a roulé sa bosse au Proche-Orient, on peut s’en servir en la valorisant.» La coopération culturelle en vue d’une exploitation par le tourisme permet à la France de donner un bol d’air financier à ses chercheurs dont elle a du mal à financer les missions, mais aussi d’espérer glaner des contrats dans différents secteurs. Nicolas Lefebvre, directeur tourisme et hospitalité à l’Agence française pour le développement d’Al-Ula, confirme: «Notre objectif est très pragmatique. Il faut que cela conduise à ce qu’une part beaucoup plus importante de contrats [commerciaux] soit attribuée aux entreprises françaises.»
L’archéologie présente un véritable intérêt pour le nouveau récit que l’Arabie saoudite souhaite narrer au monde.
Au-delà de ces jeux d’influence, l’archéologie présente un véritable intérêt pour le nouveau récit que l’Arabie saoudite souhaite narrer au monde. Il n’est plus question d’apparaître comme de simples bédouins devenus riches grâce à une contingence géographique et au passé exclusivement monothéiste. Le royaume veut mettre en valeur son histoire… préislamique. Une innovation rendue possible par la toute-puissance de MBS qui a mis de côté les conservateurs. La jeune guide Shahad Bedair ne va pas s’en plaindre. Elle fut la première femme à devenir une «ruaa», une conteuse d’histoires en arabe, à Al-Ula. Habillée d’un voile noir, elle montre des excavations rectangulaires creusées dans la montagne ainsi que deux statuettes de lion encore en parfait état. «Nous pensons que les habitants de l’empire Dadan enterraient leurs morts dans la montagne pour que leurs âmes montent plus vite au paradis.» A Al-Ula, 21 des 32 guides sont aujourd’hui des femmes. Toutes ont appris l’histoire de ces rois aux croyances polythéistes ayant vécu au VIIe siècle après J-C, avant l’avènement de l’islam. «Il y a quelques années encore, à Al-Ula, on pensait que ce site était hanté par des fantômes protégeant les hauteurs gorgées d’or dissimulé. Et que pour venir ici sans crainte, il fallait s’asperger d’eau bénite par le Coran», rigole-t-elle.
Des milliers de sites
Sous l’impulsion de MBS, le royaume déterre même son passé attestant l’existence de tribus juives ayant combattu ou collaboré avec le prophète Mahomet. Jérémie Schiettecatte, archéologue au CNRS, spécialiste de la péninsule arabique, a perçu le changement de politique à l’égard de l’histoire saoudienne. « Avant l’arrivée de Mohammed ben Salmane au pouvoir, il y avait quelques verrous idéologiques, par exemple des sites sensibles sur lesquels les missions étrangères n’étaient pas les bienvenues, comme celui d’Al-Urdud, près de Najran, où il est question du martyre de chrétiens par un roi juif au VIe siècle, ou celui de Khaybar, précisément pour son passé lié aux communautés juives. Tous ces verrous ont sauté entre 2018 et 2019 dans l’optique d’une ouverture du royaume au tourisme. Des tabous sont donc tombés.»
A tel point que des recherches dans le royaume sont également entreprises pour trouver des reliques datant d’une ère préexistante à l’espèce humaine. «Cela fait vingt ans que j’essaie de montrer que l’Arabie n’est pas le parent pauvre de l’archéologie et qu’elle possède des milliers de sites archéologiques, un champ de recherches encore vaste, et donc une très longue histoire», ajoute l’archéologue. Cela passera inévitablement par la vaste opération de séduction internationale du royaume.
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