Tony Montana, « héros » djihadiste
De nombreux néobandits qui ambitionnent de devenir djihadistes vouent un culte au film Scarface et à son héros, Antonio Montana, petit immigré cubain devenu riche et puissant. Décryptage.
Devant la journaliste Anna Erelle (nom d’emprunt), transformée via Facebook en jeune candidate au djihad (1), Abou Bilel, Français combattant en Syrie, se présente comme un proche d’Abou Bakr al-Baghdadi, fondateur du groupe Etat islamique (EI). L’homme, 38 ans, se dit anticapitaliste mais adore la mode et les parfums de grandes marques, a du gel dans les cheveux, des Ray-Ban. Exhibant son 4×4 bourré d’explosifs et posant harnaché comme un para, il vante sa « réussite » : « Mais qu’est-ce que tu crois, mon bébé ! J’suis Tony Montana, moi, ici ! Sauf que je ne fais pas dans la drogue, mais dans la foi. Daech est blindé… »
« J’suis Tony Montana ! » Trois décennies après la sortie de Scarface, son héros fait encore l’objet d’un culte parmi les djihadistes voyous. « Nombre d’entre eux avouent qu’il s’agit de leur film préféré », affirme, au Vif/L’Express, François-Bernard Huyghe, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste de la communication terroriste. Avec la « kalach », « outil » de base du parfait combattant, l’opus s’imposerait-il comme un classique persistant auprès des caïds radicalisés ? A l’instar de Mohamed Merah, multidélinquant, tueur de trois enfants et quatre adultes (quatre juifs et trois militaires) à Toulouse, fasciné par le gangster cubain campé par Al Pacino en 1983.
Comme tous les jeunes, les Abaaoud, Abdelslam, Coulibaly ou Kouachi ont été élevés derrière les écrans. Ils ont aussi baigné dans le mythe Scarface. Evidemment, tous les fans du film ne sont pas (futurs) djihadistes ni délinquants. Antonio Montana, dit Tony, a séduit d’autres publics masculins. Chaque génération s’est ainsi accaparé Scarface, en y puisant la thématique qu’elle souhaitait : pour la première, c’est l’immigré qui réussit grâce à sa force ; la deuxième, le côté fric et l’esthétique bling-bling ; la troisième, les règlements de compte sanglants et le mépris des lois. Cette dernière n’a pas forcément vu le film en entier, mais ses scènes et ses phrases cultes. Peu de jeunes issus de quartiers populaires échappent au mythe, et citer Scarface est devenu un cliché. Il est une source inépuisable de gros mots débités ici plus vite qu’il ne le faut pour vider un chargeur d’Uzi.
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Pourquoi lui, Antonio Montana, dit Tony ? Décodage de cinq de ses traits qui fascinent.
Revenge movie. Scarface, réalisé par Brian De Palma, raconte la revanche d’un pauvre réfugié cubain sans instruction, qui débarque en Floride. Après quelques mois de plonge mal rémunérés, il connaît une ascension fulgurante grâce au trafic de cocaïne. Sorti de nulle part, Montana décroche ainsi son morceau de rêve américain : il est celui qui n’était rien et qui devient tout, riche et puissant. Une espèce de Robin des bois du ghetto. Mais la success story décrit surtout une réussite par l’argent et par la frustration. C’est l’intégration par la violence. Celui qui a manqué devient un « accro » de la consommation. Et de l’ostentation : costumes bling-bling, poupée blonde de la bonne société, maison à robinetterie dorée… En nouveau riche qu’il est, Tony étale sa fortune. Pour les gars de Molenbeek, d’Anderlecht et d’ailleurs, il n’est pas un mafieux, mais le vengeur héroïque, l’immigré qui refuse le destin qu’on lui a donné. « Montana, c’est un peu nous. Il vient d’ailleurs, c’est un « bougnoul », brun, peau mate. Il arrive dans un camp de réfugiés, nous on est dans le 1080 où sont parqués les gueux », raconte Mourad Bouleh, 31 ans, né et habitant à Molenbeek.
Blindé. Interrogés par le sociologue Farid Rahmani (2), chercheur à l’université de Strasbourg, des jeunes tentent d’expliquer l’impact que cette figure du trafic de la dope a eu sur eux. La volonté de s’en sortir pour une partie d’entre eux, des rêves de puissance pour la plupart. Pour ces derniers, c’est visiblement la machine à trier les billets, le clinquant qui les fascinent et la morale très particulière de Montana (« Si tu as l’argent, tu as le pouvoir, et si tu as le pouvoir, tu as les femmes »). « C’est ça la vie que je veux : la vie de rêve ! déclare Sherkan, 22 ans. On te dit quoi faire, quoi penser, le mouton tu aimes ? behhhhhh (dit-il avec l’accent de Tony dans le film). Moi, faut que je sois blindé. Pour être libre, faut de l’argent, c’est clair. ». Boubakar, 19 ans, l’a regardé plus de trente fois : « C’est trop une grosse tête, Tony. Il a trop raison ; dans ce monde de merde, tu veux faire quoi ? Prends de l’argent, vis, nique sa mère et le reste ! »
Machiste, violent, arrogant, Montana personnifie celui qui a su retourner le système en sa faveur. Il adhère aux valeurs de la consommation, mais se procure des biens par la force et la ruse. Comme Mohamed Abrini, décrit par ses proches comme quelqu’un qui aime beaucoup l’argent. Comme Mohamed Merah, qui rêvait de BMW, de montres et de polos Lacoste. Comme Amedy Coulibaly, présenté comme obsédé par l’argent et la quête de gloire. Comme Abdelhamid Abaaoud, dont une note judiciaire notait son « goût du lucre »… La frustration et la revanche animeraient très souvent ces trajectoires. « Ces nouveaux Scarface sont des consommateurs en puissance frustrés depuis de longues années », poursuit François-Bernard Huyghe. « J’ai des mains faites pour l’or, elles sont dans la merde » : cette phrase culte prononcée par Tony résume toute leur frustration rentrée face à la société de consommation qui leur serait inaccessible.
Gros calibres. A défaut d’un profil type d’aspirants au djihad, des itinéraires se ressemblent quand même. Des fumeurs de joints, des dealers de quartier, des braqueurs… Souvent, les recrues ont fait de la prison, en sont parfois ressorties converties. Parmi elles, la moitié a un passé de bandit. De petits délits le plus souvent, mais accompagnés de violence (braquages, vols à la portière, agressions…). Parfois le passif est plus grave. Les liens incestueux entre délinquance, djihadisme et terrorisme apparaissent récurrents. Cela pose la question de l’origine des fantasmes guerriers qui poussent à partir au djihad et, dans certains cas minoritaires, à se transformer en terroristes. Exit Tony Montana, obsédé par les armes à feu. Séduisant mais irréaliste : personne n’est en Floride dans une belle villa avec Michelle Pfeiffer. Le fantasme a vécu. Entre 20 et 25 ans, le mythe s’écroule car il coûte cher (famille, prison…). D’autres ont voulu dépasser le film et en devenir un acteur.
« Même s’il ne faut pas trop amplifier les conséquences de ce long métrage, ajoute le sociologue Farid Rahmani, il est certain qu’il a familiarisé, chez les jeunes caïds, une culture du gros armement. » Pour ceux-là, Daech a créé un appel d’air extraordinaire où exercer leurs pulsions, devenir l’homme qui tient l’arme et peut exercer sa vengeance. Ils peuvent au nom d’une loi devenir hors-la-loi. L’EI incarne pour eux « le gang le plus cool du moment », comme l’expliquait récemment Jason Burke, spécialiste britannique du djihadisme. « Les révoltés djihadistes se voient déjà sur le sable syrien avec leur gun », détaille au Vif/L’Express Olivier Roy, directeur de recherche et professeur à l’institut universitaire européen de Florence. « Ils viennent d’une autre forme de radicalisation, comparable à celle qui a produit la tuerie du lycée de Columbine, en 1999, aux Etats-Unis. Ils se radicalisent d’abord selon une tradition occidentale de la radicalisation, dans une culture de l’esthétique de la violence qui est une culture de jeunes d’aujourd’hui. C’est ce qu’a très bien compris Daech, qui scénarise sa violence à la manière des films comme Scarface, des jeux vidéo Call of Duty, pour puiser dans un réservoir de jeunes radicaux qu’il n’a pas créé, mais dont il bénéficie. »
« Syndrome d’Al Pacino »La scène finale reste le summum du film (avec celle de la tronçonneuse). Après une longue résistance et une fusillade légendaire, Tony, défoncé à la coke, tombe, criblé de balles, dans sa somptueuse villa. Durant un moment avant sa chute, il semble même ne pas ressentir les centaines de balles qu’il reçoit, continuant de faire face aux assaillants en les provoquant. Sa mise à mort est ici transformée en spectacle. « L’idéal de bien des terroristes est de finir comme leur héros, où Al Pacino meurt en chargeant ses adversaires les armes à la main », analyse François-Bernard Huygue. Après trente-deux heures de siège, retransmis en direct par les médias, Mohamed Merah, le petit Scarface de la cité, meurt en mitraillant la police d’une septantaine de balles. Tout comme Amedy Coulibaly, qui a fait quatre victimes dans la prise d’otages de l’Hyper Cacher, qui meurt comme son modèle au cinéma, lui qui rêvait de faire des émissions de téléréalité. « Le nouveau (sic) Al Pacino. Seul contre 1 000. Il sort et tatatatata. » » »Encore plus hardcore que dans Scarface ! » C’est ainsi que des jeunes avaient qualifié la mort de Mohamed Merah et d’Amedy Coulibaly.
(1) Dans la peau d’une djihadiste. Au coeur des filières de recrutement de l’Etat islamique, Anna Erelle, éd. Robert Laffont, 256 p.
(2) « Scarface, un film culte pour des adolescents et jeunes hommes issus de quartiers populaires », par Farid Rahmani dans Films cultes et culte du film chez les jeunes. Penser l’adolescence avec le cinéma, ouvr. coll., éd. PUL, 2009.
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