
«Adolf Hitler traitait l’Union soviétique comme une colonie. Et Elon Musk veut coloniser l’Europe», selon l’historien américain Timothy Snyder. © AFP via Getty Images
Timothy Snyder, historien à l’université de Yale: «Nous vivons en 1938»
Les événements actuels ressemblent à ce qui s’est passé juste avant la Seconde Guerre mondiale, affirme l’historien américain Timothy Snyder, spécialiste de l’histoire de l’Europe de l’Est. « La liberté ne signifie pas: se rendre prématurément à une puissance fasciste agressive.»
En 2017, l’historien Timothy Snyder a publié son best-seller De la tyrannie, avec en sous-titre Vingt leçons du XXe siècle. Depuis, Vladimir Poutine a envahi l’Ukraine, Donald Trump tente chaque jour de saper les valeurs démocratiques, et le populisme ne cesse de gagner du terrain. L’humanité n’a-t-elle donc rien appris de l’histoire?
«La leçon la plus importante du XXe siècle est la suivante: nous ne devons pas nous soumettre par précaution à des dirigeants autoritaires, déclare Timothy Snyder, professeur à la prestigieuse université de Yale. A l’époque, nous avons vu comment les démocraties peuvent mourir. Mais il faut aussi mettre cette prise de conscience en pratique. L’histoire peut être une arme.»
Que peut la connaissance historique face aux oligarchies technologiques modernes?
Timothy Snyder: Regardez ce que font des hommes comme Trump ou Musk: ils affirment que nous vivons dans une «nouvelle ère» dans laquelle l’histoire n’a plus d’importance, ou alors ils déclarent que «nos peuples ont toujours été bons, on vous impose seulement un sentiment de culpabilité!» Ce sont deux techniques classiques de manipulation. Il faut des connaissances historiques pour démasquer ces méthodes. C’est très tentant de se sentir innocent.
En Allemagne, les commémorations de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah sont très présentes. Pourtant, l’extrême droite y devient de plus en plus forte. Qu’est-ce qui a mal tourné dans la culture du souvenir?
Lorsque nous repensons à la Seconde Guerre mondiale et aux crimes qui y sont liés, surtout à la Shoah, cela passe souvent par les récits des survivants. Dans presque chaque commémoration, ils occupent une place centrale. Leurs témoignages sont d’une valeur inestimable, car ils nous enseignent la dignité humaine, l’éthique et la souffrance. Mais il y a aussi un problème.
Quel problème?
Les témoignages personnels détournent l’attention des causes de la guerre. Un survivant ne peut pas forcément expliquer pourquoi Hitler a déclenché la guerre, ni pourquoi celle-ci a pris la forme d’une guerre d’anéantissement avec des massacres systématiques. Des réponses à ces questions fondamentales sont nécessaires pour en tirer des leçons politiques.
Mais écouter les victimes n’exclut tout de même pas de s’intéresser aussi aux causes?
Le risque, c’est que nous réduisions la mémoire à un récit subjectif. Des figures comme Poutine ou Trump peuvent alors y opposer leur propre version tout aussi subjective de l’histoire. Ainsi, celle-ci devient un jouet.
Qu’est-ce qui manque dans la commémoration de la Seconde Guerre mondiale?
Que Hitler a tenté d’appliquer des pratiques coloniales en Europe. Il a traité l’Union soviétique, dont faisait alors partie l’Ukraine, comme une colonie qu’il voulait contrôler et exploiter arbitrairement pour ses denrées alimentaires, ses matières premières et ses populations. Cette perspective nous aide à comprendre le présent.
Comment?
En envahissant l’Ukraine, Poutine marche dans les pas des nazis. Sous sa direction, la Russie ressemble structurellement à l’Allemagne des années 1930: un Etat à parti unique avec un dirigeant qui considère l’Ukraine comme faisant partie de sa sphère de pouvoir. Et cela alors que Poutine prétend combattre des «nazis».
«Poutine ne veut pas seulement annexer l’Ukraine, il veut aussi l’exploiter. Il dirige un Etat fasciste et attaque un gouvernement démocratiquement élu qu’il considère comme illégitime.»
Timothy Snyder
Mais Vladimir Poutine n’est pas Adolf Hitler. Quel est alors l’intérêt de cette comparaison?
Il s’agit des structures de la guerre et des motivations politiques. Poutine ne veut pas seulement annexer l’Ukraine, il veut aussi l’exploiter. Il dirige un Etat fasciste et attaque un gouvernement démocratiquement élu qu’il considère comme illégitime. Cela rappelle fortement la manière dont Hitler voyait la Tchécoslovaquie et la Pologne, qu’il considérait lui aussi comme des Etats «artificiels».
Qu’est-ce que cela signifie?
Que nous devons tout faire pour empêcher la destruction de l’Ukraine. La destruction d’Etats a rendu possible la Shoah. Des peuples se sont vu retirer leur identité, ce qui a facilité leur déshumanisation. Le conflit en Israël peut aussi, en partie, s’expliquer par le fait que les Palestiniens n’ont pas d’Etat à eux. La connaissance de l’histoire aide à prendre les bonnes décisions politiques.
Elon Musk s’est récemment adressé par streaming à un congrès du parti d’extrême droite AfD. Il a déclaré que les Allemands accordaient trop d’importance à leur passé. Depuis quand Musk s’intéresse-t-il à l’histoire de l’Allemagne?
Musk est un impérialiste moderne, tout comme les colonisateurs européens du XIXe siècle. A l’époque, les puissances européennes utilisaient des dirigeants locaux pour établir leur domination en Afrique et soumettre d’autres peuples. Musk fait la même chose aujourd’hui. C’est ce qui explique son intervention auprès de l’AfD.
Quel est son objectif?
ll veut coloniser l’Europe. Littéralement. Pour atteindre cet objectif, il doit déstabiliser l’Europe. A l’instar d’un impérialiste classique, il attaque les institutions politiques. En l’occurrence, il utilise l’AfD comme alliée pour affaiblir l’Etat allemand et l’Union européenne. Son soutien aux mouvements d’extrême droite montre que seule la quête de pouvoir l’anime. Mais contrairement à autrefois, il agit dans un contexte mondialisé et technologique dans lequel la richesse et le pouvoir sont concentrés entre les mains d’individus, tandis que les Etats ont de moins en moins de poids.
«Musk veut coloniser l’Europe. Littéralement. Pour atteindre cet objectif, il doit déstabiliser l’Europe.»
Timothy Snyder
A quoi le présent vous fait-il penser?
Il existe des parallèles évidents avec le début du XXe siècle. Tout comme à cette époque, nous vivons une ère de mondialisation, qui peut être perçue à la fois comme une force neutre et comme une conspiration obscure. Une autre caractéristique est l’extrême concentration de la richesse. Elle est aujourd’hui encore plus grande. Des fortunes incroyablement vastes sont détenues par des individus qui, en plus, contrôlent l’information. Nous vivons à une époque où une petite élite détermine la trajectoire du monde.

Où réside la différence?
Au début du vingtième siècle, il existait encore des visions de l’avenir, positives ou négatives. Aujourd’hui, nous avons perdu toute perspective sur le futur. Nous disposons de technologies comme la fusion nucléaire ou l’énergie solaire pour traverser ce siècle, mais nous choisissons de ne pas les utiliser. De la même manière, nous ignorons les enseignements historiques sur l’échec des démocraties de masse.
Pourquoi faisons-nous cela?
Au fond, il s’agit d’un motif humain classique: la conviction que celui qui détient le pouvoir a aussi raison. Nous vivons une époque où une petite élite façonne notre vision de l’avenir. Par conséquent, des thèmes comme l’immortalité ou les voyages spatiaux vers Mars sont élevés au rang de nouvelles promesses, tandis que les véritables problèmes, comme la redistribution des richesses ou le partage équitable de l’information, sont ignorés.
«Nous assistons à une oligarchie technologique qui organise un coup d’Etat.»
Timothy Snyder
La démocratie américaine peut-elle faire face au test de résistance que représentent Trump et Musk?
Je n’aime pas le terme «test de résistance». Une démocratie n’est pas une banque. Mais la situation est bel et bien dramatique. Nous assistons à une oligarchie technologique qui organise un coup d’Etat. Pourtant, je crois qu’il y aura une résistance aux Etats-Unis et que l’ordre libéral peut survivre. Les processus de démocratisation se déroulent par vagues: aux progrès succèdent des revers, puis une nouvelle croissance. Cette crise pourrait marquer un tournant dans un développement majoritairement positif.
Comment expliquez-vous la progression mondiale des populistes?
Ce sont des producteurs de peur. L’Europe et les Etats-Unis souffrent depuis des années d’une mobilité sociale stagnante. Aux Etats-Unis, il est quasiment impossible de gravir les échelons sociaux. En Europe, des emplois de qualité ont bien été créés depuis la crise financière de 2008, mais pas en quantité suffisante. Ces peurs réelles sont exploitées par les populistes, qui les attisent. Les médias numériques fonctionnent à cet égard comme des machines à angoisse –surtout en période d’incertitude ou en temps de guerre, comme en Ukraine.
Pour beaucoup, ce que nous entendons aujourd’hui par «l’Occident» est né après la Seconde Guerre mondiale. Comment d’anciens ennemis ont-ils pu devenir si rapidement des alliés?
L’Allemagne a eu de la chance. Le plan Marshall était très controversé aux Etats-Unis. Washington voulait ainsi stimuler le commerce mondial. Il a même été proposé à l’Union soviétique –en coulisses, du moins. La guerre froide est en partie née du fait que Moscou a interdit à ses Etats satellites d’accepter l’aide des Etats-Unis. Ensuite, l’Allemagne a profité de la rivalité entre Washington et Moscou. L’OTAN a été fondée à toute vitesse, sans que l’on prête beaucoup d’attention au passé.
Aujourd’hui, l’Otan est de plus en plus divisée. A l’international, on entend de plus en plus que la résistance des Ukrainiens ne fait que prolonger la guerre, alors que Kiev ne pourrait de toute façon pas gagner.
C’est comme si on disait que la Pologne n’aurait pas dû se battre en 1939, parce qu’il n’y aurait alors pas eu de Seconde Guerre mondiale. Mais dans ce cas, les Allemands auraient dominé l’Europe de l’Est, et la Shoah aurait probablement été menée à son terme. L’histoire montre le contraire. Si les Polonais ne s’étaient pas battus, les Britanniques ne seraient pas entrés en guerre, les Américains n’auraient pas envoyé de troupes, et l’Allemagne aurait gagné. La liberté ne signifie pas: se rendre à l’avance à une puissance fasciste agressive.
«Si les Polonais ne s’étaient pas battus, les Britanniques ne seraient pas entrés en guerre, les Américains n’auraient pas envoyé de troupes, et l’Allemagne aurait gagné.»
Timothy Snyder
Les situations sont-elles vraiment comparables?
Oui. Si la France et la Grande-Bretagne avaient aidé la Tchécoslovaquie en 1938 au lieu de l’offrir à Munich en échange de la paix, ils auraient pu stopper l’Allemagne. Il n’y aurait alors pas eu de guerre, ou elle aurait été différente. On pourrait dire: nous vivons dans la longue année 1938. Depuis déjà 36 mois, depuis l’invasion russe de l’Ukraine. Le fait que nous entrions dans 1939 et que tout s’emballe dépend de la manière dont nous traitons l’Ukraine.

Quelles leçons de la Seconde Guerre mondiale sont encore ignorées selon vous?
La Seconde Guerre mondiale fut un conflit militaire dans lequel les nations qui ont su mobiliser au mieux leurs ressources économiques ont gagné. C’est précisément ce que l’Allemagne, les Européens et même les Américains ont négligé dans la guerre en Ukraine. Cette guerre aurait pu se terminer rapidement, mais nous avons refusé d’apprendre cette leçon.
Une logique militaire du «tout ou rien» aurait également pu faire dégénérer la guerre en conflit nucléaire.
La guerre a bel et bien dégénéré, et a déjà coûté la vie à des centaines de milliers de personnes. Il en résulte que le régime totalitaire de Poutine s’est consolidé, et que la Russie est devenue un exemple pour les forces antidémocratiques à travers le monde. Poutine affirme qu’il peut vaincre tout l’Occident. Le fait que les pays démocratiques ne parviennent pas à vaincre un pays bien plus pauvre est un immense problème pour la démocratie. Cela envoie un signal dangereux à la Chine, à l’Inde et au reste du monde: l’Occident n’est pas aussi fort qu’il le prétend. Que reste-t-il alors de grand dans ce modèle démocratique?
N’avez-vous pas peur d’une Troisième Guerre mondiale?
Je n’ai pas le droit d’avoir peur. Et je préfère ne pas en parler non plus, car la peur est un instrument de pouvoir. Poutine brandit la menace d’une guerre nucléaire pour nous intimider. Cela nous pousse à ne rien faire ou à céder aux exigences d’un régime fasciste qui envahit un autre pays. C’est absurde. Donc non, je n’ai pas peur d’une Troisième Guerre mondiale. Mais si la Russie l’emporte, cette guerre deviendra beaucoup plus probable.
Imaginons que Trump parvienne à ses fins et qu’un cessez-le-feu soit conclu en Ukraine. Qu’est-ce que cela signifierait pour les démocraties libérales?
Un cessez-le-feu est plus probable qu’un grand traité de paix. Mais un accord entre Trump et Poutine en faveur de la Russie ne doit pas nous rendre passifs. Il ne faut pas se dire: «Attendons de voir ce que décident les grands hommes.» Au lieu de cela, nous devons traiter la situation comme on l’a fait à l’époque pour la Corée du Sud ou l’Allemagne de l’Ouest. On a alors envoyé massivement de l’aide humanitaire, tout a été mis en œuvre pour relancer l’économie.
Comment cela pourrait-il conduire à la paix?
C’est une leçon de l’après-Seconde Guerre mondiale. Il est vite devenu irréaliste que la Russie envahisse l’Allemagne de l’Ouest. Non seulement à cause de la présence américaine, mais aussi parce que l’Allemagne de l’Ouest était devenue incroyablement prospère en dix ans. Cela peut aussi arriver en Ukraine, si le pays devient rapidement membre de l’Union européenne après un cessez-le-feu. Ce serait une opportunité historique, que l’Europe doit saisir. Et s’il n’y a pas de cessez-le-feu, alors 2025 devra être l’année des Européens. Les Américains ne sont plus ce qu’ils étaient.
Biographie de Timothy Snyder
1969: Né à Dayton, Ohio, Etats-Unis.
1995: Obtient un doctorat en histoire moderne à l’Université d’Oxford. Enseigne à l’Université de Yale et mène des recherches sur l’histoire de l’Europe de l’Est.
2010: Publie le best-seller Terres de sang: l’Europe entre Hitler et Staline.
2017: Publie Sur la tyrannie. Vingt leçons du XXe siècle.
2024: Publie De la liberté.
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