Theresa May, la « Lady Brexit »
A Londres, la Première ministre engagera son pays le mois prochain sur la voie du divorce avec l’UE. Avec un peu de conviction. Et beaucoup d’opportunisme.
Plus de deux cents jours après son arrivée au 10, Downing Street, Theresa May suscite toujours la perplexité. Un surnom révélateur lui colle à la peau : » Theresa Maybe, Maybe not » (Theresa peut-être, peut-être pas). Qui est cette femme décidée à engager le mois prochain des négociations avec Bruxelles afin de préparer la sortie de son pays, en 2019, de l’Union européenne ? Comment mènera-t-elle cette opération ultracompliquée et sans précédent historique ? Hostile au Brexit avant le référendum du 23 juin dernier, pourquoi semble-t-elle désormais si pressée de signer l’acte de divorce avec l’UE ? Pour mieux comprendre Theresa May, le plus simple est de se rendre chez elle. Dans sa circonscription.
Depuis le siège du Parlement, à Westminster, empruntez la Circle Line du métro et filez vers l’ouest. En chemin, la rame marque l’arrêt dans le quartier chic de South Kensington, puis dans celui de Notting Hill, où les prix de l’immobilier sont parmi les plus élevés du monde. C’est ici, au début des années 2000, que le prédécesseur de Theresa May, David Cameron, a préparé sa conquête du pouvoir, en compagnie de ses amis brillants et fortunés. A Paddington, quittez le métro et rejoignez le quai 14, balayé par les courants d’air, d’où partent les trains de banlieue. Quelques minutes plus tard, votre convoi se faufile entre une série de raffineries et d’entrepôts sans âme avant de rejoindre Southall : le nom de la gare est indiqué en langue pendjabi, tant la communauté indienne et pakistanaise est importante alentour. Peu après l’aéroport d’Heathrow, voici Slough (prononcer » Slao « ), un coin d’une laideur si spectaculaire que sir John Betjeman lui a consacré un poème, en 1937, dans lequel il invite des » bombes amies » à tomber sur la cité afin de la faire disparaître. Un peu plus loin, les dernières constructions grisâtres disparaissent et vous découvrez enfin la campagne anglaise, telle qu’on la rêve, avec ses prairies verdoyantes, ses arbres centenaires et ses palissades en bois.
Bienvenue à Maidenhead, une jolie petite ville située au coeur d’une circonscription que Theresa May, âgée de 60 ans, représente au Parlement depuis 1997. A première vue, l’endroit ressemble à une caricature de l’Angleterre profonde : située à deux pas du château royal de Windsor et à proximité d’Eton, l’école préférée de l’élite, la commune est traversée par les eaux tranquilles de la Tamise. Tous les jours de l’année, des jeunes sportifs et élégants s’y entraînent pour la course d’aviron qui oppose, chaque printemps, les étudiants des universités de Cambridge et d’Oxford.
» Elle s’occupe de nous « , » même ses opposants la respectent »
A y regarder de plus près, toutefois, Maidenhead se veut plus accessible et familiale que ses prestigieuses voisines. Depuis l’avènement du chemin de fer, au XIXe siècle, c’est une agréable cité-dortoir pour les Londoniens en quête de nature, ce qui explique sans doute son slogan : » Conveniently yours » (pratique et à votre service). A Londres la bourgeoise, les enseignes portent les noms de grandes marques ; à Maidenhead la petite-bourgeoise, les magasins affichent des patronymes made in England : Pike Smith & Kemp, Chancellors, Northwood… Devant les villas, sagement alignées le long des rues, chacun veille à entretenir son jardin. Et au musée local, animé par un groupe de retraités souriants et bénévoles, les vitrines débordent de vieux postes de radio, de coupons d’alimentation et de dépliants offrant des » conseils en cas d’attaque au gaz » : nombre de Britanniques éprouvent une nostalgie paradoxale pour la Seconde Guerre mondiale – une période tragique et meurtrière, certes, mais victorieuse et imprégnée d’héroïsme.
Son milieu d’origine et sa foi éclairent sa politique
Enracinée dans le passé et attachée aux traditions, Maidenhead est aussi ancrée dans le présent et accueille les salariés des multinationales qui ont établi leur siège social non loin de là : Hewlett-Packard, Siemens, Pfizer… Madame le Premier ministre habite à quelques kilomètres, dans le petit village de Sonning, beau comme une carte postale, où elle et son mari, Philip, un banquier d’affaires, sont les voisins de George Clooney et de son épouse, Amal. Mais les habitants de Maidenhead ne lui tiennent pas rigueur de cette distance. Au contraire, tout le monde semble apprécier Mme May : » Elle s’occupe de nous « , » On peut tout lui dire « , » Elle et moi fréquentons le même salon de coiffure, et il ne paie pas de mine « … » Même ses opposants la respectent « , résume Martin Trepte, le directeur de la rédaction du journal local, le Maidenhead Advertiser.
Theresa May a grandi dans le village de Healey, à 40 kilomètres plus à l’ouest, où son père était prêtre anglican. Aujourd’hui encore, elle apparaît souvent, en toute discrétion, à des cérémonies religieuses. » Son milieu d’origine et sa foi éclairent sa politique « , souligne Martin Wolf, chroniqueur au Financial Times, le quotidien des affaires. » Elle est issue de la classe moyenne et a évolué dans un milieu où la religion jouait un rôle important, poursuit-il. Son univers mental est très différent de celui de son prédécesseur, David Cameron, un enfant de l’establishment et des milieux d’affaires qui ne doutait de rien, en commençant par lui-même. Theresa May, elle, se sent plus à l’aise dans les petites villes et porte un regard souvent moralisateur sur la vie et les gens. Comme Margaret Thatcher, fille d’un petit commerçant, elle a une connaissance intime des électeurs « de base » du Parti conservateur. Elle comprend leur attachement à l’Angleterre et au patriotisme, ainsi que leurs réserves à l’égard de l’immigration. Longtemps chargée du portefeuille de l’Intérieur avant d’être catapultée à Downing Street, à la suite du référendum sur le Brexit, elle maîtrise mal les questions économiques. Je finis par penser qu’elle s’en fiche un peu : elle doit son accession au pouvoir au Brexit et mènera le processus jusqu’au bout, quel que soit le prix à payer. Peu importe si cela déplaît à ceux, à la City et ailleurs, qui demeurent attachés à l’Union européenne. »
Confiante dans l’avenir
Comment compte-t-elle s’y prendre ? Révélé le 2 février, le livre blanc sur le Brexit avait été annoncé comme » stratégique « . En fait, il constitue une simple liste des objectifs de Londres, sans préciser la méthode que le gouvernement empruntera pour les atteindre. Dans l’avant-propos, la Première ministre semble manifester une grande confiance dans l’avenir, au point de frôler l’arrogance : » Parce que nous sommes un grand pays mondial avec tant à offrir à l’Europe et tant à offrir au monde « , écrit-elle, nul doute que la négociation à venir sera » un succès « . En est-elle si certaine ? » Je crois qu’elle espère une lente déliquescence de l’unité européenne, confie un ancien ministre conservateur. Si Marine Le Pen remporte la présidentielle en France, par exemple, l’Union européenne ne ressemblera plus du tout, dans deux ans, à l’organisation que nous connaissons aujourd’hui. Et Londres sera en meilleure position pour négocier les termes du divorce. » Idée intéressante, mais le pari est risqué. La somme dont Londres devra s’acquitter pour solder les chantiers en cours, y compris la retraite de ses fonctionnaires européens, est estimée entre 40 milliards et 60 milliards d’euros. Et ce n’est qu’un début (voir l’encadré ci-contre).
Le gouvernement attend que la chambre haute du Parlement, la chambre des Lords, autorise Theresa May à invoquer l’article 50 du Traité de Lisbonne. La Première ministre pourra alors déclencher le processus de sortie de l’Union européenne – dans la deuxième moitié du mois de mars, sans doute – et les négociations pourront commencer. David Davis, ministre du Brexit, se dit confiant de parvenir à un accord dans le délai de deux ans prévu par les textes. Un optimisme qui surprend beaucoup, à Bruxelles, où l’on rappelle que le Royaume-Uni et les pays de l’UE, en l’absence d’accord, seraient tout juste liés par les règles de l’Organisation mondiale du commerce. Dans cette hypothèse, l’industrie automobile, l’aéronautique et la place financière de la City, surtout, seraient en mauvaise posture. Un scénario catastrophe auquel personne n’aurait intérêt.
» La situation de Theresa May est plus délicate qu’on ne le croit, souligne Mark Leonard, chercheur dans un centre d’analyse, l’European Council on Foreign Relations (ECFR). Elle semble déterminée mais opère, en réalité, sous le regard sourcilleux de l’aile droite du Parti conservateur : les eurosceptiques veilleront à ce qu’elle applique le Brexit, quoi qu’il en coûte. Au Parlement, les députés sont en majorité hostiles au divorce, mais leurs mains sont liées par le référendum : ils ne s’y opposeront pas. Quant au principal parti d’opposition, le Labour, il est incapable de remporter une élection nationale tant qu’il sera dirigé par Jeremy Corbyn, un homme issu de la gauche de la gauche. Pour Theresa May, décidée à conserver le pouvoir, le plus important est de veiller à l’unité du Parti conservateur et de suivre les partisans d’un Brexit brutal. Peu importe si, à long terme, l’économie britannique souffre, comme c’est probable, des conséquences de ses décisions. A mon avis, les historiens risquent de porter un jugement sévère sur cette Première ministre. » Et Bruxelles, ajoute Mark Leonard, ne se comporte guère mieux : » Donald Trump menace désormais l’ordre mondial et l’unité de l’Europe. Son arrivée à la Maison-Blanche oblige en principe Bruxelles et Londres à parvenir à un accord, en particulier dans les domaines de la défense et du renseignement. Mais j’ignore si ce sera le cas… »
A Londres comme ailleurs, l’action politique semble dictée par des intérêts de court terme. Pas étonnant que les Britanniques restent perplexes à l’approche d’un tournant pourtant historique.
De notre envoyé spécial, Marc Epstein.
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