Thaïlande : l’ombre inéluctable des militaires
En Thaïlande, malgré la victoire d’un parti prodémocratie aux dernières élections législatives, le camp militaro-conservateur s’accroche au pouvoir. Quitte à pactiser avec l’ennemi d’hier.
En Thaïlande, remporter les législatives ne suffit pas pour gouverner. Victorieuse du dernier scrutin avec 36% des voix, la jeune formation politique du Move Forward Party (MFP) devra se contenter de batailler dans l’opposition. C’est le Pheu Thai (PT), parti populiste lié à l’ancien Premier ministre aussi adoré que controversé Thaksin Shinawatra, arrivé en deuxième position lors du scrutin, qui est finalement en mesure de former une coalition gouvernementale au prix d’arrangements avec le pouvoir militaire, son ennemi d’hier, omniprésent dans la vie politique de cette monarchie constitutionnelle.
« Combattre la pauvreté »
Après plus de trois mois de tergiversations ayant suivi les élections du 14 mai dernier, le pays connaît enfin le nom de son nouveau Premier ministre: l’ancien magnat de l’immobilier Srettha Thavisin, un candidat du PT totalement novice dans l’arène politicienne hostile du royaume de 69 millions d’habitants.
A l’issue d’un second vote qui s’est tenu le 22 août au Parlement, l’homme d’affaires de 61 ans a été désigné pour succéder à l’ex-général Prayut Chan-o-cha, qui dirigeait d’une main de fer la deuxième économie d’Asie du Sud-Est depuis son coup d’Etat en 2014.
L’entrepreneur, qui entend combattre «la pauvreté» et «les inégalités», a promis de travailler «sans relâche pour améliorer la qualité de vie des Thaïlandais», à l’heure où le pays se relève des conséquences de la crise du Covid.
Le petit peuple n’a pas son mot à dire dans cette démocratie de façade: la politique thaïlandaise reste une affaire d’élites.
Le retour du milliardaire
Mais un autre événement a fait jaser toute la Thaïlande, reléguant au second plan la nomination de Srettha (1): le retour au pays de l’incontournable Thaksin Shinawatra après plus de quinze années d’exil auto-imposé pour échapper à des accusations de corruption.
Ancien propriétaire du Manchester City FC, ce milliardaire de 74 ans fut Premier ministre de 2001 à 2006, idolâtré par une frange de la société rurale et populaire jusqu’alors délaissée par les élites, avant d’être renversé par un putsch, puis de s’exiler.
Vers une grâce ?
Or, même à l’étranger, celui qui était autrefois la bête noire de l’establishment militaro-royaliste a continué à exercer une influence considérable: depuis plus de vingt ans, le PT qu’il a créé rafle toutes les élections, hormis les dernières législatives de mai. Sa sœur Yingluck, élue en 2011, fut également victime d’un coup d’Etat, et sa fille, Paetongtarn, a été mise en avant durant la campagne électorale.
A peine revenu sur le sol thaïlandais ce même 22 août, Thaksin a été escorté par les autorités jusqu’à la Cour suprême qui l’a condamné à huit ans de prison. Ecroué, le politicien a rapidement été transféré dans un hôpital de la police pour raisons médicales, et pourrait prochainement demander une grâce royale et bénéficier d’un aménagement ou d’une réduction de peine, estiment les spécialistes.
Promesses non tenues
Le timing ne doit rien au hasard: son arrivée, avant la nomination de Srettha, suggère qu’il était confiant dans l’issue du scrutin parlementaire qui a propulsé son parti au pouvoir.
Pour Gregory Raymond, professeur à l’université nationale australienne, les termes de l’accord de coalition dirigée par Srettha «impliquent d’une manière ou d’une autre le retour de Thaksin». «Il avait rencontré en Malaisie l’ancien général de l’armée Apirat Kongsompong, proche du palais», précise l’expert. Cette nouvelle coalition inclut les partis liés aux généraux putschistes, brisant les promesses du PT de ne pas s’allier avec les hommes en treillis responsables de leur éviction du pouvoir en 2014 et de la répression militaire sanglante contre les manifestants pro-Thaksin en 2010.
«L’idée de travailler avec eux […] je ne me vois pas faire ça», assurait Srettha Thavisin au site d’informations VOA, à la veille des élections. L’époque où son parti promettait de minimiser le rôle de l’armée dans la politique thaïe semble bien lointaine…
Le pays des coups d’Etat
En revanche, cette alliance contre-nature exclut le MFP, vainqueur des élections de mai. Mené par son leader de 42 ans, Pita Limjaroenrat, le mouvement a créé la surprise en arrivant en tête du scrutin. Outre ses propositions progressistes (augmentation du salaire minimal, mariage pour tous), sa volonté de réformer structurellement le système a trouvé un écho au sein d’une société thaïe, notamment les jeunes générations, aspirant au changement et souhaitant mettre fin aux cycles infernaux des coups d’Etat. Treize ont abouti depuis la fin de la monarchie absolue, en 1932.
Une menace pour l’armée
Ses idées portant sur la subordination de l’armée au pouvoir civil, le démantèlement des monopoles et l’amendement de la sévère loi de lèse-majesté, ont fait trembler la vieille garde conservatrice. «Le MFP représente une menace quasi existentielle pour l’armée quant à son rôle dans la politique thaïe», soutient Gregory Raymond.
Et, par extension, pour la puissante institution monarchique: «Les militaires considèrent qu’ils sont essentiels pour protéger la monarchie qui, selon eux, est vitale pour la sécurité de la Thaïlande», analyse l’auteur de Thai Military Power: A Culture of Strategic Accommodation (Nias Press, 2018).
Résultat, lors d’un vote au Parlement le 13 juillet, la plupart des 249 sénateurs, nommés par la junte issue du coup d’Etat de 2014 et disposant du même droit de vote que les cinq cents députés élus en vertu d’une Constitution taillée par les généraux, ont voté contre Pita. «Je n’ai pas échoué» à devenir Premier ministre, avait-il dit, «on m’en a empêché».
Démocratie de façade
«Le petit peuple n’a pas son mot à dire dans cette démocratie de façade: la politique thaïlandaise reste une affaire d’élites», résume Paul Chambers, professeur à l’université Naresuan. «Ce qui lui importe le plus, ajoute-t-il, c’est que ses intérêts socioéconomiques et politiques ne soient pas remis en cause. Tant que les militaires feront des coups d’Etat, approuvés par l’institution royale, pour aider l’élite, la Thaïlande n’évoluera pas.» En mai dernier, les Thaïlandais ont voté pour le changement de leur avenir. Celui-ci risque pourtant de ressembler au passé.
(1) On appelle les Thaïs par leur prénom.
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