Roger Talpaert
Tenez bon, Emmanuel
Mon âge (plus de deux fois le vôtre) suffit, j’espère, pour me faire pardonner ce ton familier à l’égard d’un chef d’État. Car c’est ainsi que s’exprime au mieux l’émoi de qui a vécu ‘4O-’45, avec ses prémisses, et voit resurgir en force les mêmes démons, moins d’un siècle plus tard. Pas uniquement dans votre beau pays, mais dans toute l’Europe et bien au-delà.
Ce n’est pas pour les quelques années – au mieux – qu’il me reste à vivre que je me fais du souci. Mais pour les générations à venir, celles de nos enfants, petits-enfants et leur descendance qui se verraient précipitées – malencontreusement – dans des calamités pires que celles que nous avons vécues. Ignorant les leçons d’un passé auquel ils croient devoir s’accrocher. Mais d’une façon suicidaire, troquant devoir de mémoire sacré, contre nationalisme étroit, néfaste.
Dans l’immédiat après-guerre d’aucuns déjà se déclaraient « citoyen du monde ». Noble rêve. Moi-même, avec nombre de jeunes, allions manifester, à Strasbourg, pour les Etats Unis d’Europe : pas de salut en dehors d’une Union, au moins européenne, souveraine. Les temps n’étaient pas mûrs, manifestement. Ils ne le sont pas encore tout à fait, malgré de réels progrès. Ils risquent d’être bientôt pourris, si nous n’y prenons garde.
L’Union Européenne est née de la peur de l’ogre soviétique et de l’énorme désir de mieux vivre des populations européennes dévastées par le crash des années 30, la guerre et la décolonisation. Quelques grands politiques et une multitude de dirigeants moins connus, mais tout aussi dévoués ont su patauger infatigablement à travers une inextricable mangrove : intérêts souvent légitimes, mais divergents (à court terme), compromis honnêtes comme arguments mensongers, menaces et promesses (mal ou pas tenues), mouvements dits populaires ….. Pour déboucher, dans la tourmente et par à-coups, sur des solutions jamais parfaites, mais généralement salutaires, salvatrices même. S’est-on jamais demandé honnêtement ce qu’aurait été notre vie sans Union européenne ?
Mais voilà que le système s’essouffle et que le cancer nationaliste fait des ravages.
Alors que les dangers qui nous guettent ne sont sûrement pas moins graves qu’il y a 60 ans ! Le « gendarme du monde », qui nous a effectivement par deux fois sauvés de la barbarie, se livre à un « reality-show » à l’issue incertaine ; l’impérialisme des tsars est apparemment de retour, stimulé par le succès de quelques coups tordus ; la Chine impériale, tapie dans son coin, attend son heure et on ne sait trop de quoi elle rêve ; l’Afrique, espoir de l’humanité, est en plein dans ses douleurs d’enfantement. Et chaque semaine, ou presque, apporte son lot d’agissements néfastes, de-ci de-là.
Et l’Europe, pendant tant de siècles coeur et moteur de l’humanité, resterait morcelée, empêtrée dans de ridicules discussions de terroir, incapable de peser sur l’avenir du monde et même d’assurer le bien-être de ses populations malgré des trésors de talent et de ressources ? Faute d’une gouvernance européenne efficace portée par de solides structures démocratiques . Tout cela au nom d’une histoire (le plus souvent savamment triturée) qu’il faut certes cultiver, mais s’interdire de projeter inchangée dans le futur. Car « l’avenir n’est pas donné, c’est le temps des choses à faire » (Bertrand de Jouvenel).
Je ne détaille pas ici ce que je pense être nécessaire pour « booster » la locomotive européenne : parlement vraiment représentatif, président élu directement et gouvernement responsable devant ce parlement, ressources propres, etc. Mais une chose est certaine : l’hypothèque britannique étant levée (à regret, malgré tout), seule une impulsion commune de la France et de l’Allemagne mènera au salut, aussi difficile que cela puisse être.
Intégrer des situations, attentes et priorités souvent (à court terme) divergentes au profit d’un bien (j’allais dire d’une survie) qu’on peut avoir du mal à visualiser requiert un solide « statesmanship ». Vous-même et le probable leadership outre-Rhin n’en manquez pas, me semble-t-il . Ni d’ailleurs les dirigeants dans la plupart des états constituants de l’Union, même si certains ont actuellement des gros problèmes en interne et quelques-uns font tache.
Dans l’Hexagone ce n’est pas un long fleuve tranquille tous les jours non plus. Je ne m’autoriserai aucun commentaire sur le chemin que vous avez choisi pour les affaires de la France, sauf à dire que je le crois juste. Mais pour le bien de l’Europe – et j’ose même dire du monde – vous devez réussir !
Sondages, instruments techniques utiles, mais agités comme des chiffons rouges dans l’arène, scandales parfois inventés de toutes pièces ou honteusement grossis, matraquage médiatique démesuré, menace de désordres publics, déficit d’expérience dans les structures, ténacité des mythes gauche droite…j’en passe et des meilleurs. Rien ne devrait empêcher, dans votre robuste démocratie, une saine lutte, jusqu’aux extrêmes, pour que triomphe finalement la conquête d’un avenir meilleur – ou même d’un avenir tout court. Pour l’Europe entière. Conquête pacifique, cette fois.
Bonne chance, Monsieur le Président vous tiendrez bon, j’en suis sûr!
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