Tatiana Frolova: « Quand vous comprenez le but de Poutine, il est impossible de continuer à participer à cela » (entretien)
La metteuse en scène Tatiana Frolova, pionnière du théâtre indépendant, a quitté la Russie, désespérant de faire prendre conscience à ses concitoyens de l’horreur de la guerre. Finiront-ils pas se sauver par eux-mêmes?
Etre un lieu de création théâtrale en Russie n’était déjà pas simple ces dernières années sous la présidence de Vladimir Poutine. Les pressions qui ont précédé le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février dernier, ont fini de convaincre la metteuse en scène Tatiana Frolova, pionnière du théâtre indépendant russe depuis sa ville de Komsomolsk-sur-l’ Amour, dans l’Extrême-Orient, de quitter le pays. Ce fut fait entre mars et juin pour elle et son équipe. Accueilli à Lyon, le théâtre KnAM, qui signifie à la fois «théâtre de jeunesse de Komsomolsk-sur-l’ Amour,» et «venez chez nous», entend bien poursuivre le combat contre l’autoritarisme de Poutine. Ses membres sont présents à Bruxelles les 6 et 7 octobre (1). Rencontre avec Tatiana Frolova, grâce au concours de Bleuenn Isambard, collaboratrice de longue date du KnAM.
Si quelqu’un persiste à se cogner la tête contre le mur, il ne faut pas tout le temps lui mettre un coussin pour qu’il ne se fasse pas mal.
L’actuel pouvoir russe a mené plusieurs guerres en Tchétchénie, en Géorgie… Pourquoi le conflit en Ukraine vous a-t-il convaincue qu’il était temps de quitter la Russie?
Nous avons monté un spectacle intitulé Une guerre personnelle en 2010, sur le conflit en Tchétchénie (NDLR: il a connu deux phases, l’une entre 1994 et 1996, l’autre de 1999 à 2009). A l’époque, nous avions peu d’informations sur les opérations armées. Il n’y avait ni Facebook ni Instagram. Avec l’Ukraine, on assiste à la guerre en direct depuis chez soi. Les progrès techno- logiques ont modifié le rapport à la guerre. On voit comment cela se passe, que des gens peuvent être tués pour rien. On se rend compte que le seul objectif de Vladimir Poutine est de s’emparer de cette terre sans les êtres humains qui l’habitent. Juste pour disposer du sol alors que la Russie possède une grande quantité de terres dans un état pitoyable. Dans l’Extrême- Orient russe, beaucoup sont complètement abandonnées. Pourquoi aurait-on encore besoin de nouveaux territoires? Quand vous comprenez le but de Poutine, il devient tout simplement impossible de continuer à participer à cela. Depuis des années, nous nous disions qu’il fallait expliquer aux citoyens que oui, la politique est quelque chose d’important. Mais le 24 février 2022, nous avons compris que cela suffit. Si les gens refusent de comprendre qu’une guerre est bel et bien en train de se dérouler, s’ils continuent à croire que ce sont les Ukrainiens et les Occidentaux qui ont attaqué les Russes, qu’ils vivent et pensent comme ils veulent. Qu’ils s’isolent comme en Corée du Nord. Ils peuvent continuer à «prier leur dieu Poutine». Moi, je ne veux plus essayer de changer la façon dont ces gens pensent. Ma vie est trop courte pour cela. Dans ce monde-là, l’Europe reste encore un îlot de liberté. J’aimerais apporter ma part au mouvement qui fera qu’elle ne répétera pas ces erreurs. Il faut se rendre compte que couper les financements de la culture, entraver la liberté d’expression, désigner les autres comme des ennemis… est le début du processus que j’ai vécu en Russie. Le rappeler au moment où tant de partis de l’ultradroite arrivent au pouvoir en Europe est important.
Comment les acteurs du monde du théâtre en Russie vivent-ils la situation actuelle?
Malheureusement, tous ont rompu les contacts avec moi. Pour eux, je suis une traîtresse. Ils estiment que j’aurais dû rester et me battre, même si la plupart d’entre eux ne l’ont jamais fait et ont plutôt réalisé des spectacles pour distraire le public.
Désespérez-vous de la capacité d’une partie de la population russe à se révolter?
Cette situation provoque en moi un immense désespoir. Personne ne pourra aider les Russes, maintenant. Ils doivent vivre eux-mêmes cette expérience. Ils doivent comprendre que l’action ou l’inaction apporte ses fruits dans les limites d’une vie humaine. Aujourd’hui, des gens m’écrivent en me demandant de les sauver. Je pense à une femme en particulier. Lorsqu’elle venait voir nos spectacles, elle me demandait pourquoi je m’évertuais à aborder des questions politiques. Aujourd’hui, elle comprend que j’avais raison. Mais c’est à l’époque qu’il fallait agir. Peut-être est-ce une chance pour les Russes de comprendre la situation dans laquelle se trouve le pays. Si quelqu’un persiste à se cogner la tête contre le mur, il ne faut pas tout le temps lui mettre un coussin pour qu’il ne se fasse pas mal. Il faut peut-être qu’il ressente une douleur pour se réveiller. Cela étant, des milliers d’hommes quittent la Russie. Leur fuite est terrible. Mais ils ont encore en eux le désir de vivre. Les autres, on leur dit d’aller à la guerre, et ils y vont. C’est comme s’ils étaient fatigués de vivre. Dans les deux cas, ce sont les femmes qui restent. Si une révolution doit se passer, elle ne pourra venir que de leur part.
Avez-vous été confrontée à des difficultés lorsque vous avez créé votre troupe de théâtre indépendante, en 1985?
Il n’y a eu aucune difficulté. C’était l’époque où Mikhaïl Gorbatchev est arrivé au pouvoir et où la perestroïka a commencé. La situation était inhabituelle pour tout le monde. On a été le premier théâtre complètement indépendant du pouvoir.
Entre la perestroïka, les présidences de Boris Eltsine de 1991 à 1999 et celles de Vladimir Poutine, avez-vous toujours pu exercer avec une certaine liberté?
On a continué à faire du théâtre et à créer jusqu’à la guerre en Ukraine. Mais au cours des dernières années, nous avons senti que le pouvoir resserrait de plus en plus les boulons et que la violence était en grande augmentation. D’abord, Vladimir Poutine a donné de plus en plus d’argent aux militaires. Tout le monde se taisait. Petit à petit, il a diminué les moyens dévolus à la culture. Ensuite, il a commencé à faire fermer les organisations non gouvernementales et certains théâtres indépendants. Dans un de ses derniers actes avant de déclencher la guerre en Ukraine, il a détruit tous les médias indépendants. Il est important de comprendre qu’il a fait cela petit à petit. Cela lui a pris beaucoup de temps.
La population russe s’accroche à cette idée de patrie comme à un mythe. Or, ce mythe s’effondre sous nos yeux.
Le fait que votre théâtre soit localisé en Extrême-Orient russe, donc loin du pouvoir, vous a-t-il partiellement protégés?
Il est évident que cela nous a beaucoup protégés. Comme le fait que je sois dans un corps de femme et pas celui d’un homme. Les autorités russes considèrent les femmes comme des citoyens de second rang. Elles ne m’ont jamais véritablement prise au sérieux en tant que metteuse en scène. Une grande chance pour moi. Pourtant, les gens qui venaient voir nos spectacles commençaient souvent à réfléchir et, en quelque sorte, à se réveiller.
Après une quinzaine d’années à travailler sur la littérature, votre théâtre s’est ouvert à des témoignages sur des sujets politiques. Pourquoi?
Lorsque ma mère est décédée en 2005, j’ai arrêté de travailler pendant six mois parce que j’ai compris que j’avais négligé l’existence de cette femme, la plus importante de ma vie, au profit du théâtre. Cela a été un choc. J’ai réalisé un spectacle à ce propos dans lequel j’ai été très dure envers moi-même. Il s’appelait Ma maman. J’y ai rassemblé des témoignages que ma mère m’avait livrés et que j’avais enregistrés, et des objets qu’elle avait laissés après sa mort. Ce spectacle a eu un succès incroyable en Russie. On l’a joué aussi en France, où il a beaucoup touché les spectateurs. J’ai compris à ce moment-là que le témoignage était plus important que Tchekhov ou Shakespeare. Et qu’une personne qui emporte son histoire dans la tombe sans l’avoir racontée à personne, est comme une étoile qui s’éteint.
Le nouveau spectacle que vous préparez à Lyon, Nous ne sommes plus, aura-t-il la guerre pour thème?
La base de ce spectacle reposera sur les objets que nous avons emportés en partant de Russie. Une valise, c’est assez petit quand on doit tout quitter. Comment mettre toute une vie dans les objets qu’on y glisse? Il faut prendre le plus important. Nous avons pris chacun des objets très différents. Ils parlent beaucoup du milieu dans lequel nous avons grandi. Nous allons raconter l’histoire de nos familles, et, d’une certaine façon, continuer la migration de ceux qui étaient nos grands- parents et nos arrière-grands-parents. En expliquant à quel point la violence a été à la base de ces vies depuis 1917. Cette violence se retrouve dans ces objets. J’ai, par exemple, emporté une fourchette qui appartenait à ma grand-mère, extrêmement mal faite et moche, mais sur laquelle sont dessinés le Kremlin et une étoile. Ou la photo de classe où ma grand-mère est assise devant une énorme affiche qui dit «La patrie, c’est ta deuxième mère». Ces choses sont comme cousues en nous, dans nos corps. Cela explique pourquoi la société russe a pris l’habitude de se taire. La patrie, c’est le plus important. Mais qu’est-ce que c’est la patrie aujourd’hui? D’une certaine façon, il me semble que la nation russe n’existe plus parce que la population s’accroche à cette idée de patrie comme à un mythe. Or, ce mythe s’effondre sous nos yeux. Alors que la patrie, c’est là où on se sent bien.
(1) L’équipe du théâtre KnAM participe à deux soirées de débat au Théâtre national Wallonie Bruxelles, les 6 et 7 octobre à 20 h 30, sur les thèmes: «L’histoire de la Russie reflétée par l’expérience personnelle» et «Quel art dans le contexte de la guerre?».
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